Faruk Doru : “Erdoğan veut reconquérir les anciens territoires ottomans”

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Eyyup ‘Faruk’ Doru a été porte-parole du Parti démocratique des Peuples (HDP) en Europe pendant près de dix ans. A l’issue de son 3ème mandat, turn-over oblige, il est aujourd’hui missionné pour représenter le mouvement kurde, principalement de Turquie et Syrie, dans la péninsule ibérique, tout en restant membre de la présidence du Parti des socialistes européens (PSE). Venu à Madrid pour participer à une conférence organisée par l’Université autonome et l’Université Carlos III sur le problème des exilés, interrogé par le média numérique espagnol Cuarto Poder, il a répondu notamment à la question qui fait la une de l’actualité : la politique menée RT Erdoğan, président de la Turquie (traduction de l’interview ci-après).


André Métayer

Cuarto Poder – La Turquie fait la une de l’actualité, suite à ses interventions en Syrie et en Libye, suite aux tensions qu’elle a créées en Méditerranée orientale, en Grèce, à Chypre et maintenant avec l’offensive du Haut-Karabakh. Pourquoi le gouvernement Erdoğan a-t-il une politique étrangère aussi agressive ?

Faruk Doru – Le gouvernement d’Erdoğan traverse une profonde crise politique et économique : la lire turque est en chute libre par rapport au dollar. Il y a quatre ans, un dollar valait trois lires, aujourd’hui, il en vaut huit. La dette extérieure se multiplie quotidiennement et le gouvernement, en état de cessation de paiement, a dû vendre tous les actifs de l’État à des entreprises étrangères, principalement arabes. Il n’a pratiquement plus rien à vendre. Sa politique répressive contre l’opposition, en particulier contre les Kurdes, a conduit le pays à un appauvrissement significatif et, au lieu de chercher une solution raisonnable, il a lancé, avec ses partenaires d’extrême-droite, une politique étrangère agressive en hissant le drapeau du chauvinisme islamique turc. Avec sa politique étrangère agressive et belliqueuse, Erdoğan veut reprendre les anciens territoires ottomans, faisant ainsi oublier les vrais problèmes, tels que la démocratie, la crise économique et la question kurde.

Est-il vrai que la Turquie envoie des milices islamistes de Syrie pour combattre l’Arménie?

Oui, c’est vrai. Au début du conflit au Haut-Karabakh, le chef de ces milices l’a reconnu lui-même lors d’une conférence de presse à Gaziantep. La France, la Russie et la Syrie l’ont dit aussi. Ce n’est un secret pour personne. Il y a des vidéos et des miliciens sont morts dans les combats. La Turquie finance les milices du Haut-Karabakh avec l’argent reçu de l’Union européenne pour les réfugiés.

Joe Biden est une personne plus proche de la cause kurde que Donald Trump. Ne craignez-vous pas qu’Erdoğan anticipe une éventuelle victoire de Biden aux élections nord-américaines en lançant une opération militaire au Kurdistan syrien, qui mettrait Biden devant le fait accompli ?

C’est tout à fait possible. La Turquie est perdante en Libye, en Méditerranée, en Syrie et peut-être au Haut-Karabakh. Pour couvrir tous ces revers, Erdoğan est susceptible de commettre un massacre au Kurdistan syrien à nouveau en utilisant tous les moyens techniques et aériens de l’OTAN.

La Turquie a été accusée de graves violations des droits humains au Kurdistan syrien, à Afrin et en Cêzirê, y compris de nettoyage ethnique, de soutien aux milices qui commettent des meurtres et des enlèvements de femmes … quelle est la situation actuelle dans les régions kurdes de Syrie ?

Le dernier rapport de l’ONU décrit avec précision de graves violations des droits de l’homme commises en territoire kurde occupé en Syrie par la Turquie et ses mercenaires. Il s’agit de crimes contre l’humanité, d’un nettoyage systématique dans la région d’Afrín. Tous les agents internationaux, à commencer par la Russie et les États-Unis, sont au courant de ces crimes. Au Rojava – le nom que nous donnons au Kurdistan syrien – la Turquie a coupé l’approvisionnement en eau, des femmes ont été enlevées, la torture a été pratiquée publiquement. Dans les zones sous son contrôle, la langue kurde a été interdite et la langue turque a été imposée. L’ONU a reconnu ce génocide, mais n’a pris aucune mesure concrète pour l’empêcher et les gouvernements européens continuent de vendre des armes à la Turquie en sachant qu’elle les utilise contre les civils. Mais malgré de telles attaques, le Rojava a mis en place un projet de confédéralisme démocratique, un exemple de coexistence pacifique entre les peuples et les religions.

Le gouvernement espagnol a, pour soutenir la Turquie, prolongé sa mission militaire à la base d’Incirlik. Qu’en pensez-vous ?

Le gouvernement espagnol est bien informé de ce qui se passe au Kurdistan et a déclaré qu’il ne vendra plus d’armes à la Turquie, ce qui signifie qu’il reconnaît la violation flagrante des droits de l’homme. Je n’arrive pas comprends pour quel raison Espagne continue de soutenir un État qui, selon les rapports de l’ONU, a commis des crimes contre l’humanité. Les Nations-Unies ont demandé à plusieurs reprises au gouvernement turc de pouvoir enquêter sur ce qui s’est passé dans les villes kurdes de Cizre, Nusaybin ou Sirnak, mais la Turquie a toujours opposé un refus.

Le parti Unidas-Podemos forme avec le Parti socialiste espagnol (PSOE) ce gouvernement qui a pris cette décision. Or, à plusieurs reprises, Podemos a exprimé son soutien au peuple kurde. Il a même été invité par des organisations kurdes en Turquie à la célébration de Newroz dont c’est la fête nationale. Comment comprenez-vous cela ?

J’ai représenté le HDP en Europe pendant près de dix ans et je suis membre de la présidence du PSE, dont le PSOE est naturellement membre et au nom du PSE, nous avons envoyé plusieurs délégations au Kurdistan et en Turquie. Le PSE a récemment publié une déclaration condamnant les dernières arrestations arbitraires de maires et de dirigeants du HDP. Nous avons aussi de bonnes relations avec Unidas-Podemos et je me suis moi-même rendu à Madrid pour établir un programme de solidarité avec Podemos qui a assisté à notre congrès en tant qu’organisation. J’ai également travaillé en étroite collaboration avec le député européen Miguel Urbán. Depuis, la situation s’étant aggravée, j’ai demandé à plusieurs reprises aux dirigeants de Podemos une déclaration condamnant les dernières et massives arrestations de dirigeants du HDP, mais à ce jour, il n’y a pas eu de réponse. Je laisse l’opinion publique apprécier cette attitude.

Des dizaines de dirigeants kurdes ont récemment été arrêtés en Turquie et de nombreux maires ont été démis de leurs fonctions : quelle est la situation actuelle au Kurdistan turc ?

À peine un an s’est écoulé depuis les élections municipales et avec les dernières arrestations, tous les maires kurdes ont été démis de leurs fonctions et emprisonnés par les gouverneurs de l’AKP. Il ne faut pas oublier que bon nombre de ces maires ont été élus par 70 %, voire 90% des voix. Quatre coprésidents du HDP et plusieurs députés sont également en prison. J’ai participé à des réunions avec les gouvernements européens, au niveau ministériel, mais tout a été oublié et peu de dirigeants européens continuent à appeler à leur libération.

Qu’en est-il de la situation d’Abdullah Öcalan, le chef du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan ?

La Turquie ne suit même pas les décisions du Conseil de l’Europe, dont elle est l’un des pays fondateurs et n’écoute pas le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) demandant que les avocats puissent rendre visite au leader du peuple kurde Abdullah Öcalan, qui reste à l’isolement complet. Et ce, malgré deux ans de négociations de paix conduits par Erdoğan avec le président du PKK aboutissant à une déclaration commune. Aujourd’hui, même les députés qui ont participé à cette négociation sont en prison. La Turquie n’est pas un État de droit. Tout est sous le contrôle d’Erdoğan. La justice n’est pas indépendante. Les dernières opérations contre le HDP ont été décidées lors d’une réunion entre le procureur général et Erdoğan dans le chalet du premier. Maintenant, le crime qui est reproché au HDP est d’avoir appelé à défendre la ville de Kobanê contre les attaques de l’État islamique.

Pourquoi pensez-vous que l’Espagne et l’Union européenne en général se tiennent les bras croisés face à de telles violations des droits de l’homme ?

Il n’y a pas de position unitaire dans l’Union européenne contre la Turquie. Il y a des pays comme l’Allemagne qui la protègent toujours malgré tous ses crimes. L’Espagne fait partie de ces pays. Et il y a des Etats, comme la France et la Suède, qui réclament une position ferme. Enfin, ce qui pèse sur ces décisions, c’est la menace que la Turquie ouvre les portes de l’Europe aux réfugiés syriens si l’Europe n’accepte pas ses conditions, La Turquie obtient ainsi ce qu’elle veut.

L’administration kurde de Syrie vient de libérer 600 prisonniers liés à l’Etat islamique, y a-t-il des garanties que cette libération n’entraînera pas une relance de l’Etat islamique en Syrie et en Irak ?

En effet, l’administration kurde de Syrie a fait libérer plus de 600 prisonniers liés à l’Etat islamique, mais elle l’a fait après un procès et après vérification par la justice de cette région autonome que ces détenus n’étaient pas impliqués dans des crimes de sang.

Vous étiez ami avec Fidan Dogan, l’une des trois dirigeantes kurdes tuées à Paris en 2013…

Mon amie ‘Rojbîn’ Fidan Dogan et ses collègues Sakine Cansiz et Leyla Soylemez ont été sauvagement tuées par les services secrets turcs à Paris. Rojbîn avait travaillé avec moi à Paris et à Bruxelles, en particulier au Parlement européen et au Conseil de l’Europe. C’était une personne très proche, d’une grande humanité, se consacrant aux problèmes sociaux de notre communauté dans la capitale française et une grande défenseuse des droits des femmes. Elle était notre représentante en France. J’étais à Bruxelles le 9 janvier 2013 quand je lui ai parlé au téléphone, 15 minutes avant qu’elle ne soit tuée… son dernier appel de son vivant. Le 17 janvier, le jour de son anniversaire, son corps est arrivé à Diyarbakir; plus de deux cent mille personnes l’attendaient.

Pourquoi, à votre avis, ces trois femmes ont-elles été assassinées ? Dans quelle situation se situe le processus judiciaire ?

Les autorités turques ont toujours déclaré qu’elles élimineraient les dirigeants politiques (de l’opposition) quand elles le voudraient et de la façon qu’elles choisiraient. Les pourparlers de paix entre le PKK et le gouvernement d’Erdoğan ne faisaient que commencer. Le chef des services secrets qui a donné l’ordre est toujours en activité. L’enquête a clairement montré que ce sont les services de renseignement turcs qui ont planifié ce crime. La justice française a demandé une commission rogatoire internationale mais la Turquie s’y est opposée. L’auteur de ces assassinats est décédé avant la fin du procès dans les prisons françaises et maintenant le processus judiciaire est paralysé. Les avocats tentent de faire rouvrir le dossier en présentant de nouveaux éléments de preuve sur l’implication du gouvernement turc.