Zehra Doğan, l’une des 172 journalistes embastillés par le dictateur Erdoğan, pour laquelle on entend se mobiliser tant son histoire est douloureusement exemplaire, raconte, lors de sa remise du prix du journalisme Metin Göktepe qu’elle a reçu en avril 2015 des mains de Fadime, la mère du journaliste assassiné, comment elle a connu celui qu’elle nomme “mon héros aux yeux noirs”. Et de transporter ses auditeurs dans les années 90.
Il se trouve qu’en mai 1997, une délégation des Amitiés kurdes de Bretagne, après avoir déjà effectué deux missions au Kurdistan en 1994 et 1995, repartait en Turquie et filmait des témoignages hallucinants parmi lesquels celui d’Ibrahim Göktepe, réclamant justice pour son frère Metin, lynché par une horde de policiers le 9 janvier 1996 :
mon frère Metin, journaliste turc, militant des droits de l’Homme, est fondateur d’un journal turc de gauche, Evrensel. C’est devant plus de mille témoins que Metin a été piétiné et battu à mort par une escouade de policiers alors qu’il couvrait, en tant que journaliste, les obsèques de trois détenus de la prison d’Umraniye, morts sous la torture. Metin a été arrêté, conduit au gymnase d’Egüp et placé en garde à vue en compagnie de nombreuses personnes interpellées comme lui à l’issue de l’enterrement et témoins involontaires de cet assassinat. Durant plus de 500 jours, police, justice et autorités gouvernementales ont tout fait pour étouffer l’affaire, allant jusqu’à affirmer que Metin était tombé d’un mur. Aujourd’hui (29 mai 1997), 5 policiers seulement répondent de leur crime.
Ils seront condamnés à une peine de principe.
Tout en prenant acte de l’ouverture du procès, Ibrahim exprime son inquiétude :
lorsqu’il s’agit de condamner des journalistes ou des militants des droits de l’homme, la justice sait être expéditive et va même jusqu’à falsifier des dates de naissance des accusés pour faire pendre des jeunes de 17 ans, comme Erdal Eren, mais quand il s’agit de juger de “zélés” fonctionnaires, on peut légitimement craindre que le procès s’enlise. L’instruction, qui aurait dû s’ouvrir à Istanbul, a été confiée au tribunal d’Afyon, situé à 400 km de là, pour “des raisons de sécurité”. En fait, on a voulu multiplier les entraves pour la famille et les avocats de la victime, soumis à de nombreux contrôles et tracasseries diverses sur la route qui les mène d’Istanbul à Afyon. On a aussi réussi à écarter la presse nationale et internationale qui n’est pas autorisée à assister au procès, compte tenu de “l’exiguïté de la salle d’audience” et certains témoins, objets de menaces et de pression, ont été soudainement frappés d’amnésie.
La colère des mères étranglera les assassins
La délégation a retrouvé Ibrahim, le samedi suivant, lors de la manifestation hebdomadaire des Mères du Samedi place Galatasaray à Istanbul. A l’instar des Mères d’Argentine, plusieurs centaines d’épouses, de mères, de sœurs de disparus, accompagnées d’amis, de journalistes, d’avocats, manifestaient tous les samedis, depuis le 14 mai 1995, pour crier leur colère et demander “qu’on leur rendent leur chers disparus.”
On pouvait lire sous les portraits des disparus : “… a été enlevé par l’Etat, nous le voulons vivant” et recueillir des témoignages comme l’histoire tragique de Talat Turkoğlu, disparu le 1er avril 1996 entre Edime, où il avait rendu visite à sa sœur, et Istanbul. Ce militant de gauche, qui avait déjà purgé une peine de prison, se sentait menacé et avait confié à sa sœur qu’il était suivi par la police. Depuis, sa sœur et sa femme manifestent tous les samedis. Sa femme trouvait parfois, en rentrant chez elle, la télévision allumée, manière de lui faire comprendre le message : « nous détenons Talat, nous avons son trousseau de clefs et nous pouvons pénétrer chez toi quand nous le voulons. »
André Métayer