“Ah vous dirais-je Maman, ce qui cause mon tourment.” La mélodie chantée par les manifestants ressemble à cette chanson française comme un policier ressemble à un autre policier. Les paroles, je ne les comprends pas mais je comprends les regards de ceux qui les font vivre. Aujourd’hui, ils sont plusieurs milliers devant la prison de Diyarbakir ; pourtant, le lieu du rendez-vous n’était pas clair et les canons à eau se chargeaient de rendre le rassemblement difficile. La situation n’est pas nouvelle et chaque camp récite sa leçon. Chaque barrage appelle sa volée de pierres ; chaque pierre, sa punition. Bien sûr, la bagarre est inégale. La pierre lancée sur le blindage d’un char prévu pour résister aux balles ne menace pas la république de Turquie. Mais 28 années de conflit nous contemplent. 28 années et 49 jours. L’étalement du problème dans le temps déforme tout. Ça n’est pas une pierre, c’est le symbole de toutes les pierres lancées depuis 84. Celui qui la jette n’est pas un adolescent, il est son frère en prison et son père mort en guérilla. Plus éloigné des racines, il remplit son rôle sans en connaître la fonction. Aux balcons, les tout petits regardent leurs aînés s’enfuir dans les rues étroites en suçant le coin d’une serviette qui tente de sécher entre la fumée noire d’un pneu et la fumée blanche d’une bombe lacrymogène. Les yeux commencent à piquer et la grande sœur fait rentrer les bambins dans la cuisine. Déjà, ils apprennent la grammaire du conflit. Au milieu des chars et des policiers en armes, on peut voir une fille revenant de l’école, une charrette livrant du bois, des promeneurs. Avec le temps, on apprend à profiter de la paix cachée entre deux balles. Aujourd’hui, ça n’est qu’un peu la guerre. Pour un regard extérieur, c’est déjà beaucoup.
À quelques rues de là, l’essentiel de la foule est rassemblée autour de Selahattin Demirtas, Co-président du parti kurde. Certains slogans sont beaux : ‘Détruisons toutes les cellules. Celles de l’intérieur, celles de l’extérieur.’ Et toujours cette mélodie. Ah vous dirais-je Maman. L’hélicoptère passe. Au milieu de la foule dense, on amène des bouteilles d’eau dans une brouette. Les vieilles dames offrent des bonbons. Il y a dans l’air un mélange d’espoir, d’angoisse et d’excitation. Tout le monde sait comment la journée va finir. On m’en avait d’ailleurs expliqué le déroulement le matin même et chaque détail s’est vérifié : à quel rythme les choses s’enveniment, comment se placer par rapport aux canons et aux pierres pour ne pas courir de risque, quand se mettre à courir : pas trop tôt pour ne pas faire monter la panique inutilement, pas trop tard évidemment. L’hélicoptère repasse. Tout ça est si technique. Bientôt, les discours vont s’achever et la foule va se mettre en marche. Bientôt, elle va s’étirer et les policiers vont se sentir débordés. Bientôt, il y aura un nouveau jet de pierre et une nouvelle réplique. On va courir dans les rues, s’arrêter. Repartir en arrière, attendre que la fumée se dissipe. Il n’y aura plus le temps de penser. Bientôt, les choses vont s’accélérer et il sera difficile de savoir ce qui se passe. Les rues seront bloquées et il faudra suivre cette femme qui entre dans un immeuble. Il y aura des tirs. Étaient-ce de vraies balles ? On regardera par une porte entrebâillée des policiers autour d’un jeune gars qui ne bouge plus. Ils le retourneront avec le pied. Est-ce qu’il est mort ? On devrait rester pour être sûr mais on vous tire par la manche. Il faut monter. Se cacher. Attendre. C’est technique.
Bağlar (arrondissement de Diyarbakir) mardi 30 octobre 2012
Texte d’Elie, photos : Gaël Le Ny et François Legeait
François, Gaël et Elie ont vécu à Bağlar les événements qualifiés par le quotidien régional Ouest-France de “violents affrontements”. Ils ont éclaté dans ce quartier populaire le plus peuplé de Diyarbakir qui abrite aussi la prison où sont incarcérées de nombreuses détenues pour raisons politiques, dont notre amie Gulcihan Simsek, ancienne maire de Bostaniçi, parmi lesquelles on compte des grévistes de la faim.
André Métayer