Diyarbakir, dimanche matin. On a rendez-vous avec Mehmet[[Le prénom a été changé, pour d’évidentes raisons de sécurité.]] devant la mairie métropolitaine, où militants du HDPParti de la Démocratie des Peuples (Halklarin Demokratik Partisi). More et personnel de la mairie se réunissent quotidiennement depuis l’arrestation des co-maires, mardi soir. Une manifestation est prévue à 11h et le dispositif policier, déjà conséquent d’habitude, est encore renforcé. La tension est palpable. Au cinquième jour de leur garde à vue, Gültan Kisanak et Firat Anli sont en ce moment même devant le tribunal, à quelques hectomètres d’ici. On attend la décision des juges : incarcération ou remise en liberté. Des hommes casqués descendent de bus et se déploient. Des canons à eau se positionnent dans les rues adjacentes. Atmosphère de siège, d’état d’urgence. Et c’est bien ce dont il s’agit. De nouvelles dispositions législatives ont été adoptées hier, portant notamment sur les durées et conditions d’incarcération. Hier soir toujours, deux agences de presse kurdes et le journal Azadiya Welat ont été fermés et perquisitionnés. Quelques heures plus tôt nous nous trouvions dans les locaux de l’hebdomadaire.
Juste avant le premier cordon de forces anti-émeutes, nous entrons dans un café et y retrouvons Mehmet, attablé avec un couple d’amis. Les visages sont graves, on parle bas, comme si « ils » pouvaient nous entendre. Et ils le peuvent. La jeune femme à ma droite me demande ce que nous faisons ici. Je raconte nos projets, nos voyages ici, les temps heureux et les temps troublés, les couvre-feux et les grèves de la faim. Mon frère est prisonnier politique, m’explique-t-elle. Il a fait la grève de la faim, en 2012. Comment va-t-il maintenant ? Mieux. Mais il est toujours en prison.
Mehmet a l’air tendu. La santé qui flanche. C’est un vieux militant et un vieil ami. Sortie un instant observer la police qui prend position tout autour de nous, la jeune femme rentre et lui pose la main sur l’épaule. Tu ne devrais pas rester ici. C’est risqué pour toi, tu le sais. Mehmet pousse un soupir et nous sourit du coin de l’œil. S’ils m’arrêtent, avec mon passé et ma santé, je ne suis pas près de sortir… Un type louche avec une oreillette s’approche de nous. On sèche nos verres de thé et on prend congé de Mehmet. Inutile de lui faire prendre des risques. On se reverra.
Dehors la foule grossit. 1 000, 2 000 personnes, un peu plus, difficile à dire. Les policiers aussi sont de plus en plus nombreux. Regardez-les, lance une jeune femme, ils ont peur de nous ! Nous, on n’a rien, on n’a pas d’armes, c’est juste nous. Et eux, regardez-les, avec leurs armes et leur peur !
Une députée prend la parole pour condamner la fermeture des médias kurdes. On n’a même pas le droit de raconter notre histoire. Heureusement, s’amuse-t-elle, la police est là avec ses caméras ! Rires dans la foule. Peu de journalistes. Aucun étranger.
Slogans. Le Kurdistan sera le tombeau du fascisme. Les flics ont l’air nerveux. Les véhicules avancent de quelques mètres. Un moment d’accalmie, puis de nouveaux applaudissements. Selahattin Demirtas monte à la tribune, pour l’occasion la terrasse du café où nous étions il y a quelques minutes. Un quart d’heure de discours entrecoupé de hourras (pour le président du HDPParti de la Démocratie des Peuples (Halklarin Demokratik Partisi). More) et de huées (pour celui de la République de Turquie). Puis la petite délégation d’officiels fend la foule et disparaît en direction de la mairie.
Le cordon se resserre encore un peu autour de la petite foule. On ne traîne pas. En l’espace de deux minutes presque tout le monde a quitté la place. Nous aussi. L’officier qui, avant-hier, ici-même, nous avait interdit de prendre des photos sans une autorisation officielle, est là, juste de l’autre côté de la rue. On y va. On tourne l’angle, passe devant un canon à eau et une poignée de flics au regard pas très avenant. Quelqu’un nous hèle de l’intérieur d’une voiture grise. Mehmet. Désolé de vous avoir abandonnés. Là il faut que j’y aille, ma fille est toute seule à la maison, mais appelez-moi, il faut qu’on se revoie avant que vous repartiez ! Pas près de laisser tomber Mehmet ! Nous on file à l’hôtel, envoyer les infos et quelques images. La décision des juges n’est pas encore tombée. On reste sur la brèche. Des amis doivent nous appeler dès qu’ils sauront.
NB : les juges de Diyarbakir ont décidé d’incarcérer Gültan Kisanak & Fırat Anlı le 30 dans la soirée. L’ancienne députée Ayla Akat Ata, arrêtée lors de la première manifestation, est également incarcérée.