De toute évidence, le gouvernement n’a toujours pas compris qu’un malaise profond traverse la société turque et qu’il ne pourra pas le surmonter en mobilisant ses partisans et en recourant à la théorie du complot. Car ce malaise transcende désormais la polarisation musulmans-laïques qui a dominé la vie politique des années 2000
écrit Jean Marcou au sujet des événements qui ont débuté place Taksim à Istanbul et qui se sont multipliés à travers le pays. Parti le 31 mai d’une mobilisation contre la destruction du parc Gezi, jardin public d’Istanbul, le mouvement s’est mué en une vaste fronde politique qui a rassemblé encore plus de 2,5 millions de personnes le week-end dernier dans près de 80 villes du pays, selon les estimations des services de police.
On déplore, en moins d’un mois, au moins 5 morts, 8 000 blessés et 3 000 arrestations.
Les contestations qui secouent Istanbul et plusieurs autres villes de Turquie traduisent la colère de trois acteurs radicalement différents. Le premier, de loin le plus important, regroupe les intellectuels et une jeunesse de sensibilité de gauche ou écologiste qui rejettent la volonté de l’AKPAdalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement), parti islamiste aux mains de l’autocrate Erdogan. More, le parti au pouvoir, d’imposer sa domination sur le corps, le temps et l’espace
notait déjà Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’École des hautes Etudes en Sciences sociales de Paris, dans “le Monde” du 4 juin 2013.
Le 23 juin dernier, les transsexuels, minorité à l’intérieur d’une minorité, se sont fait entendre et ont manifesté contre le gouvernement turc : ils étaient près d’un millier de militants des droits des transsexuels, travestis, gays et lesbiennes, réunis place Taksim à Istanbul, pour participer à une “marche en l’honneur des transsexuels” qui s’est déroulée sur l’avenue commerçante Istiklal. On pouvait lire sur des pancartes écrites en turc et en kurde “être transsexuel n’est pas une maladie” et “la transphobie tue”. Les relations homosexuelles et les opérations de changement de sexe ne sont pas illégales en Turquie, contrairement à d’autres pays musulmans. Mais l’homophobie y est très présente et souvent accompagnée de violences. La délégation des Amitiés kurdes de Bretagne, lors de sa 19e mission en avril 2013, a rencontré l’association Hebun LGBT (« exister » en kurde). Créée il y a deux ans à Diyarbakir. Hebun LGBT dispose, depuis février 2013, d’un local loué par la mairie, espace où se côtoient homosexuels, lesbiennes, bisexuels, transsexuels et hétérosexuels. Elle est membre du DTK (Congrès pour une Société démocratique).
Au Kurdistan de Turquie, une minorité à l’intérieur d’une minorité, toutes deux réprimées
L’association Hebun LGBT est victime d’une double peine : ses membres, isolés, sont persécutés en tant que Kurdes et en raison de leur orientation sexuelle
- dans un pays où certes l’homosexualité n’est pas illégale mais où elle reste un sujet tabou dans le discours public dans une société majoritairement musulmane ;
- dans un pays où la législation concernant le service militaire considère l’homosexualité comme « une erreur biologique » qui devrait « être traitée » et où, selon un rapport d’Amnesty International, 16 meurtres homophobes et transphobes ont été commis en 2010 ;
- dans un pays où un journal peut présenter les membres de Hebun comme « cibles à éliminer, dangereux et ayant un comportement déplacé envers les familles » ;
- dans un pays où agresser une personne homosexuelle constitue une circonstance atténuante, où les avocats refusent de les défendre pour protéger leurs carrières ;
- dans un pays où il est difficilement envisageable d’aller porter plainte vu la répression policière, les humiliations de toute sorte dans les commissariats et les prisons ;
- dans un pays où il n’existe aucune loi pour protéger les personnes LGBT des discriminations à l’embauche, à l’éducation, au logement, aux soins, aux services publics ou au crédit ;
- dans un pays où l’indifférence de la communauté médicale constitue un frein à l’évolution des mentalités ; peu de mobilisation de la part des médecins, des psychologues, des sociologues, des chercheurs ;
- dans un pays où les associations de défense des homosexuels ne peuvent pas encore compter sur le soutien indéfectible des autres associations de défense des droits humains ;
- parce qu’en plus, les membres de Hebun sont kurdes, ce qui freine leur intégration à des mouvements plus vastes ;
- parce que la majorité d’entre eux sont rejetés par leurs familles, quand ils font leur « coming-out » ; le crime d’honneur s’applique encore contre les fils et les filles dont les comportements sont perçus comme “immoraux”;
- parce que leurs luttes ne sont pratiquement pas relayées par la communauté internationale.
Les autorités turques doivent faire entrer en application des lois protégeant les personnes lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, de la discrimination dont elles sont souvent victimes, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement et du travail
rappelle Amnesty International dans un communiqué.
C’est bien le message que nous demandent de faire passer ces trois jeunes militants courageux qui, pour leur sécurité, ne souhaitent ni être photographiés, ni donner leurs coordonnées personnelles. Leur combat : ils veulent être reconnus dans leur double identité, celle de leur appartenance au peuple kurde et celle que leur confère leur orientation sexuelle.
Thierry Lamberthod, Marie-Brigitte Duigou, André Métayer