“Duo au purgatoire”, un roman oulipien signé Selahattin Demirtaş et Yigit Bener

Depuis sa sortie le 5 juillet dernier, le polar ‘’Arafta Düet’’ (éditions Dipnot) est classé parmi les meilleures ventes du pays. Il n’a pas encore été traduit en français, mais son titre pourrait être “Duo au purgatoire”. Le roman, écrit par deux co-auteurs, dont l’un est en prison depuis des années, est une première mondiale à cet égard.

Selahattin Demirtaş, leader charismatique du HDP (devenu DEM), emprisonné depuis 2016, s’était présenté à la présidentielle contre le président Recep Tayyip Erdogan en 2014 et en 2018, depuis sa prison. Il a déjà publié plusieurs livres dont ‘’L’Aurore’’ et ‘’Et tournera la roue’’ (Éditions Emmanuelle Collas). 

Yigit Bener, né d’une famille où l’on est écrivain de père en fils, a connu l’exil lors du coup d’état militaire de 1980, pour échapper à la prison, en raison de ses activités militantes. Il revient en Turquie en 1990 avec la double nationalité turque et française. Interprète, enseignant, écrivain, Yigit Bener, dont la plume est infatigable, a publié quatre romans, deux recueils de nouvelles, de nombreux essais, ainsi que trois livres pour enfants. Le 1er janvier 2017, Yigit Bener n’hésite pas à envoyer un message de soutien, publié dans le journal Libération, à Turhan Günay, rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, accusé d’être un ‘’terroriste’’ et emprisonné alors depuis plus de deux mois à Istanbul.

Avec Marie-Pierre Vérot, journaliste à la rédaction internationale de Radio France, arrêtons-nous tout d’abord sur les circonstances dans lesquelles ce roman a vu le jour, car elles sont exceptionnelles :

Il est écrit à quatre mains, par un Turc et un Kurde. L’un, Yigit Bener, est en liberté, le second, l’ancien dirigeant kurde Selahattin Demirtaş, est en prison, condamné à 42 ans – une affaire qui d’ailleurs vaut à la Turquie condamnation devant la Cour européenne des droits de l’homme. C’est donc un roman par-delà les barreaux, écrit par deux hommes qui ne s’étaient jamais rencontrés mais qui avaient engagé une correspondance littéraire… une aventure, finalement assez oulipienne.

Vous avez dit ‘’oulipienne’’ ?

La littérature oulipienne est une littérature sous contraintes. ‘’ Elle reprend et démultiplie le dit et le dire. C’est une manière de suggérer l’intraduisible, pour mieux le retraduire’’. Un auteur oulipien, c’est quoi ? C’est ‘’un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ‘’. C’est un style qui hésite entre re-création et récréation et qui permet de faire passer des messages, même à travers les murs d’une prison. ’’Les deux correspondants écrivent tour à tour des chapitres sans jamais se concerter. Au fur et à mesure, la distraction devient une véritable intrigue policière tissée sur les quarante dernières années de l’histoire turque et de la question kurde, entre un vieux général tortionnaire et un ancien avocat gauchiste’’, résume Yigit Bener. Leurs chemins se croisent à la faveur d’une série de péripéties rocambolesques, le texte est très enlevé, empreint d’humour et d’auto-dérision, comme celui de l’interview diffusée sur le quotidien en ligne T24[1] (traduite par Yigit Bener) : Selahattin Demirtaş et Yiğit Bener, répondent à la journaliste Sibel Oral d’une façon oulipienne qui donne envie d’en savoir plus.

Deux écrivains en cavale littéraire

Sibel Oral : Vous avez fait quelque chose vraiment hors du commun, et avec votre permission – puisque que je vous ai tous les deux sous la main, ce qui est a priori impossible puisque l’un d’entre vous est encore en prison – je voudrais vous demander à tous les deux : Mais qu’avez-vous donc fait ?

Selahattin Demirtaş : Moi je n’ai rien fait. J’ai vraiment mauvaise réputation et tout le monde médit de moi. Pourtant, je suis vraiment innocent, pourquoi personne ne me croit ? C’est Yiğit l’a fait, et si ce n’est lui, ça doit être Mickey… Blague à part, la question est vraiment bonne, mais je ne sais pas trop ce que nous avons fait. Je me suis mis à écrire, puis quelqu’un qui s’appelle Yiğit a aussi écrit, et puis ils m’ont dit que ce que nous avions écrit était devenu un roman. Cependant, je ne connais même pas quelqu’un qui s’appelle Yigit, je ne suis même pas sûr qu’il existe vraiment une telle personne…

Yiğit Bener : Attendez une minute… Je regardais – effaré – les messages qui affluent sur mon téléphone portable, et j’ai raté tout le début. Qui a fait quoi, qui a été énoncé à qui, et pourquoi et comment, quand ? Le fallait-il et pourquoi le fallait-il ? D’ailleurs, moi aussi je suis totalement innocent. C’est même mentionné dans mon CV, vous pouvez le contrôler : je suis « un homme de lettres dans son coin ». D’ailleurs, quoi de plus innocent que d’écrire un roman ? Et puis… Je ne connais pas cet autre écrivain, Selahattin. Je ne l’ai jamais rencontré. Bien sûr, je connais Selahattin Demirtaş. Lorsqu’il était député et président de son parti, j’ai même été une fois son interprète au Parlement. Mais si vous lui demandez, il ne s’en souviendra pas…

Sibel Oral : Revenons au tout début, au commencement. Vous ne vous êtes jamais rencontrés et pourtant, vous avez écrit ensemble un roman. Comment votre histoire a-t-elle commencé ?

Nous sommes vraiment friands de connaître la suite.

’Le livre pose la question de la réconciliation’’(Ouest-France – 08/08/2024)

Ce polar, comme le révèle Yigit Bener, se lit d’un souffle, tout en abordant des questions profondes, qui travaillent la société turque. Il parle beaucoup de choses dures, de torture, de confrontation entre le tortionnaire et sa victime, de lutte armée, de mort, de répression. Il parle aussi de réconciliation : ‘’comment on peut arriver à la paix dans une société qui a vécu quand même énormément de violences’’

’L’ouvrage amène donc le lecteur à interroger ses certitudes, sans caricaturer l’autre. Sans doute un message dont a besoin cette société turque, toujours très polarisée et en quête d’apaisement’’ conclut Yigit Bener.

Des mots, des sons, des phrases, des paragraphes, des chapitres écrits avec un style humoristique et une fiction captivante : ce duo nous invite tous à repenser la paix, la conscience et la vertu.

Aux lecteurs de décoder.

André Métayer
avec la complicité de Laetitia Boursier

Dessins réalisés en prison par Selahattin Demirtaş

APPEL – A l’heure actuelle, il y a déjà un projet assez avancé de traduction et de publication de ce roman en allemand. En revanche, il n’y a pas de projet pour le français. Amis lecteurs, n’hésitez pas, si vous le pouvez, à faire savoir aux maisons d’édition françaises l’intérêt que vous porteriez à la traduction française de ce roman oulipien signé Selahattin Demirtaş et Yigit Bener.


[1] T24 est un journal en ligne créé en 2009. Il propose des articles d’informations générales, en particulier sur la politique intérieure turque et dispose d’une large gamme d’éditorialistes, de journalistes mais aussi d’universitaires et d’intellectuels engagés, Il suit une ligne politique plutôt proche de la gauche libérale, en opposition à la presse conservatrice et nationaliste