Emmanuelle Collas a présenté “L’Aurore” de Selahattin Demirtaş

Les prisons turques regorgent de détenus politiques, députés, maires, écrivains, artistes, journalistes, enseignants, militaires. Les condamnations s’empilent, les années de prisons s’allongent, les grèves de la faim gagnent peu à peu tous les établissements pénitenciers, les sanctions disciplinaires pleuvent mais même les
“mises au tombeau” ne peuvent arrêter la parole née dans les prisons turques devenues la plus grande université de Turquie. La littérature traverse les murs, se répand à travers le pays, malgré la censure, malgré la répression : “la littérature est une arme efficace contre la dictature”, martèle Emmanuelle Collas, éditrice de “Aurore” de Selahattin Demirtaş. Invitée par la librairie Le Failler, en partenariat avec les Amitiés kurdes de Bretagne et avec le soutien actif du Conseil démocratique kurde de Rennes (CDK-R), elle était à Rennes ce 9 janvier à l’espace Ouest France, pour une rencontre dédicace avec le public rennais animée par Arnaud Wassmer, producteur et animateur d’émissions culturelles sur RCF Alpha :

je ne suis ni turque, ni kurde, je ne suis pas politique mais amoureuse de la littérature et séduite par la force qui se dégage de ces nouvelles écrites en prison, et qui plus est, de type F, c’est-à-dire les plus sévères, contournant la censure et en train de devenir un cri de ralliement et d’espoir. Sélectionné pour le Prix Médicis, “L’aurore” s’est déjà vendu, en Turquie, à 180 000 exemplaires depuis sa parution en septembre 2017, et dans les manifestations, la foule brandit l’ouvrage comme une arme. L’auteur aurait pu nous livrer un récit pesant, mais, bien au contraire : il lui donne un ton drôle et terrible à la fois. Subversif et obsédant aussi : écoutez cet extrait d’une de ces nouvelles.

“Lettre à la Commission de lecture du courrier de la prison”

Chère Commission, je vous écris ces lignes depuis une cellule de type F. Et pourquoi ça me demandez-vous ? Parce que je suis en prison ! Tiens ! On est au courant mais pourquoi vous écrivez-nous, cher ami, déjà on s’arrache les cheveux à chacune de vos lettres, me répondez-vous, et justement c’est à ce sujet que je vous écris. Mon Dieu, les amis, vous avez vu le métier que vous faites ? Lire les lettres de nos concitoyens, vous vous rendez compte ? Va savoir, peut-être même qu’on vous paie pour le faire, oui, 2 060 livres par mois. Ça en fait de l’argent ! Mais là n’est pas le sujet […] Si j’arrive à distraire votre attention, ça veut dire que je suis dans le vif du sujet. Ceux qui sont dehors, (ou plus exactement, mes amis qui croient encore être dehors) m’ont demandé de leur raconter une nouvelle histoire, la dernière. Et je leur ai dit que depuis que je suis enfermé, la Commission du courrier était au supplice. C’est fini, je n’écrirai plus de longs textes, plus de longues lettres. Pensez qu’à cause de moi, ces gens travaillent comme des bêtes pour gagner leur croute […] Mes amis m’ont fait promettre de leur donner des nouvelles de la prison mais je leur ai dit que je n’écrirai plus. Je ne veux pas déranger les gens de la Commission, leur ai-je expliqué. C’est que je respecte ce travail et ceux qui le font. Voilà, je voulais que vous le sachiez…

“On dirait du brave soldat Chvéïk” glisse Colette dans l’oreille de son amie Chantal. L’œuvre du grand écrivain tchèque Jaroslav Haek relate, en effet, sur le mode de l’absurde et du grotesque, les pérégrinations de Josef Chvéïk, brave Tchèque de Prague vivant à l’époque de la Grande Guerre, sous la domination austro-hongroise, véritable pamphlet contre la police, la religion et l’armée.

Oui, l’humour, la dérision de Selahattin Demirtaş rejoint tous les cris contre l’obscurantisme, et contre la haine de l’autre. Emmanuelle Collas, en dédicaçant avec Eyyup Doru, représentant le HDP en Europe, à l’espace Ouest-France de Rennes, un ouvrage titré “L’Aurore”, ne pouvait pas ne pas penser que cent vingt ans plus tôt, dans un journal au titre semblable, l’Aurore, un certain Emile Zola lançait son fameux “J’accuse” au moment où se déroulait, à deux pas d’ici, avenue Janvier, le lamentable procès contre le capitaine Dreyfus.

Ecrire à Selahattin Demirtaş

Comme pour tous les détenus, le courrier est très important. Il soutient le moral de celui qui est enfermé dans une cellule – surtout dans les cellules d’isolement – et les cartes postales tapissent les murs gris. Dans les lettres, n’oubliez pas de glisser une feuille blanche : le papier est rare en prison.

Recevoir tant d’années après une lettre d’un ami m’a fait le plus grand plaisir. Le soutien que tu apportes depuis toutes ces années à notre peuple représente beaucoup pour nous. Pour ma part, je ne l’oublierai jamais… J’ai le moral et je suis en bonne santé. Et t’entendre depuis la prison m’a donné encore plus de moral. laisse échapper Selahattin à l’un de ses correspondants et c’est pour lui l’occasion, son message échappant à la censure, d’exprimer sa détermination : aujourd’hui, je résiste au fascisme avec mes milliers de camarades. Je n’ai aucun doute, nous finirons par triompher. Et l’humour n’est pas loin : j’espère que ta petite cabane existe toujours. Je compte bien revenir te rendre visite un jour. Et jusque-là, je te demande de bien prendre soin de toi et de rester jeune.

Nos courriers montrent aussi aux autorités la solidarité internationale.

André Métayer

Ecrire :
Selahattin Demirtaş
Edirne F tipi kapalı cezaevi B1-36
Edirne/Türkiye