A l’occasion du colloque sur la question kurde organisé par la Coordination nationale Solidarité Kurdistan, nous avons rencontré le professeur Pascal-Ange TORRE[[P-A Torre est l’auteur de nombreuses publications dans des revues telles que Revista Storica, Etudes Corses, Revue Française de la Sécurité Sociale, Ethnologie, Annales… On note parmi ses travaux universitaires “Le Radicalisme en Corse sous la troisième République” et “Amitié(s) et Politique en Corse”]], à qui il avait été demandé d’exposer son point de vue sur la politique de la France à l’égard du peuple kurde.
André Métayer – M. Pascal-Ange TORRE, vous êtes professeur agrégé, docteur ès lettres, professeur des Universités ; vous avez déclaré, en tant que spécialiste d’histoire politique que la question kurde fait figure de brasier oublié.
Pascal-Ange TORRE – oui, au regard de la littérature scientifique relative aux conflits qui agitent le Moyen-Orient, la question kurde fait figure de brasier oublié. Les publications ne sont pas absentes, mais les travaux des chercheurs ont peu d’échos dans le débat public et encore moins d’incidences sur les choix politiques. L’occurrence “kurde” est, au XXème siècle, faiblement employée. En revanche, au tournant du siècle, un glissement s’opère, surtout après les attentats du 11 septembre 2001. “Kurde” est désormais associé à “violence”, “terrorisme”, “PKK”. C’est incontestablement une modification du regard occidental sur la question kurde. Cette évolution rend compte d’une tendance significative dans l’appréhension de la question kurde en France.
André Métayer – quelles en sont les raisons selon vous ?
Pascal-Ange TORRE – c’est tout un faisceau de raisons qui expliquent ces changements. On peut citer le déclin d’une politique étrangère spécifique de la France, héritée du Général de Gaulle, son alignement sur les Etats Unis et l’OTAN, l’inscription, contestée, du PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More sur la liste des organisations terroristes internationales, la nécessité pour le Président Sarkozy, qui refuse l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, de ménager son partenaire turc pour des raisons économiques, diplomatiques et géopolitiques. Des convergences sur de grands dossiers existent entre la France et la Turquie. Désormais, la France envisage la question kurde exclusivement sur le registre d’une “coopération en matière de lutte contre le terrorisme”. Dans ce cadre, elle mène des actions policières et judiciaires contre les membres supposés du réseau terroriste du PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More au motif qu’ils auraient commis des délits sur le territoire.
André Métayer – avec comme conséquences?
Pascal-Ange TORRE – Cela se traduit par des vagues d’arrestations récurrentes, souvent concomitantes avec celles opérées en Turquie, rythmées par l’intensité des rencontres avec les autorités turques. Cette stratégie n’est d’ailleurs pas spécifique à la France puisque des phénomènes analogues se produisent en Belgique, en Italie, en Allemagne ou au Danemark. Cette démarche concertée à l’échelle de l’UE pose problème. Les Kurdes installés en Europe expriment pacifiquement leurs revendications sans actions violentes, sans constituer des réseaux clandestins. Ne pas les laisser s’exprimer dans le cadre associatif, c’est favoriser les situations de clandestinité. Une telle option est absolument désastreuse car elle renonce à prendre en compte les aspirations légitimes d’un peuple et méconnait ou sous-estime les évolutions irréversibles en cours dans les régions kurdes : il y a un parti kurde, le BDP, qui connaît un immense succès, et on note l’émergence d’une société civile kurde qui débat et qui conteste. Il y a partout des revues, des radios locales, des associations, des groupes de théâtre, de musique que ni le pouvoir, ni le gouvernement ne contrôlent en dépit des répressions sévères.
André Métayer – comment peut-on ignorer une telle tendance?
Pascal-Ange TORRE – La question kurde est, en Turquie, le tabou absolu pour les autorités mais il s’agit d’une question dont tout le monde parle, ce qui illustre la distance entre le débat public et le débat intime. Les gens peuvent se dire kurdes aujourd’hui en Turquie, alors qu’auparavant ils hésitaient à le dire, mais on est toujours dans le contexte d’un Etat qui a des relations paranoïaques, aux minorités, à la diversité. Pour autant, la Turquie est devenue un pays multiculturel : les accords de libre-échange et de circulation, notamment avec ses voisins arabes, se sont multipliés. Le brassage est considérable mais la manière de penser ce brassage n’a pas émergé de façon structurée. Il s’ébauche néanmoins des réflexions de haute portée sur la question de l’identité citoyenne et des évolutions sur la longue durée se dessinent. La France serait bien inspirée d’en tenir compte et d’en tirer les conséquences politiques.
André Métayer – comment peut-on oser faire la promotion du “modèle turc”?
Pascal-Ange TORRE – Le modèle turc apparaît comme une alternative pour penser la transition démocratique. La promotion d’un modèle aussi fragile est évidemment discutable. Il révèle le désarroi des puissances occidentales et des analystes occidentaux qui, face aux révoltes arabes, ne savent pas comment réfléchir à la transition politique du Proche Orient.
La Turquie est considérée comme le partenaire indispensable pour déminer l’avenir alors que les orientations programmatiques de l’équipe au pouvoir sont contestées en Turquie même. Un tournant autoritaire et conservateur est perceptible depuis plusieurs mois comme en témoignent les pressions récentes sur la presse d’opposition, les 2 500 arrestations ces dernières semaines au Kurdistan, la tentative avortée d’empêcher les candidats du BDP de se présenter aux élections ou bien encore le seuil de 10% pour obtenir une représentation au Parlement de Turquie. Erdogan adopte un discours de plus en plus nationaliste. On assiste en Turquie à un retour de l’ordre moral assez net, un fort resserrement autoritaire et un début d’islamisation.
L’attitude du pouvoir sur la langue kurde est à ce propos édifiante : une télévision publique existe en langue kurde mais le kurde est interdit dans les écoles.
André Métayer – quelle politique devrait adopter de la France à l’égard du peuple kurde?
Pascal-Ange TORRE – La France s’honorerait en usant de son influence auprès des autorités turques pour trouver une solution politique à la question kurde. Dans l’immédiat cela passe par l’arrêt immédiat des poursuites contre les militants kurdes en France. La France doit aussi agir en ce sens à l’échelle de l’Europe pour mettre un terme aux procès qui se dérouleront ces jours prochains. Des forces démocratiques existent pour que s’esquisse, par une voie pacifique, un règlement de ce problème.