« La famille kurde » a hérité du rôle de bouc émissaire dans le discours de plus en plus obsessionnel que tient Le Pen sur l’immigration.
Ces pelés, ces galleux d’où nous vient tout le mal
Plus le discours de Le Pen se dépénalise, plus il se polarise sur cette seule cible. Attentif à ne pas trop gravement déraper, s’en tenant à ses allusions mondaines pour toujours jouer avec les mêmes tabous, tel l’affichage goguenard de sa préférence nationale pour les soldats français morts pendant nos guerres qui le dispenserait d’émettre la moindre compassion ou repentance dans le sujet à la mode des génocides, Monsieur Le Pen, n’a jamais aussi clairement diagnostiqué la peste qu’il a choisi de dénoncer.
Pas d’autre explication au chômage que l’immigration. Pas d’autre cause à la crise du logement que l’immigration. L’immigration est responsable de la faillite de l’école républicaine. L’immigration est la source de nos problèmes sanitaires, du déficit de la Sécurité Sociale, de la baisse du pouvoir d’achat. Est-il encore besoin de revenir sur la responsabilité de l’immigration en matière d’insécurité ? Pas vraiment ; d’autres s’en chargent ; qui sèment. Lui, récolte, selon une de ses fanfaronnades favorites.
L’immigration donc, ces centaines de milliers, ces millions d’étrangers, poussés par la pauvreté, attirés par la garantie de trouver chez nous un toit, des soins, des formations, passent avant les vrais français, nous poussent à la ruine.
D’un côté le nombre, les flux torrentiels, de l’autre, la personnification du mal : cette famille kurde prise pas tout à fait au hasard, pour l’exemple !
D’émission, en débat, en interview, jeudi sur la 2 sur A vous de juger, dimanche sur la 5 chez F.O.G., lundi sur TF1 à Je pose une question … à chaque fois, le même coupable, la même phrase « Quand notre citoyen français emblématique, avec deux enfants, attend depuis douze ans un logement, eh bien il ne l’aura jamais parce qu’il y a une famille kurde qui vient d’arriver avec 5 enfants tout nus, qui trouvera, elle, immédiatement un hébergement. »
C’est dans la pure tradition des propagandes haineuses où l’ennemi nous est donné à voir à travers la figure d’un personnage stéréotypé dont les particularismes, si possible rapportées à des traits physiques, au plus près de la caricature, sont sensés incarner les dangers qui nous menacent.
Ils arrivent nus : toute la misère du monde
Avec cinq enfants : la démographie galopante qui va nous submerger.
Tous musulmans !
Opérations de pacification, villages incendiés, populations déplacées, tortures
Français, nous connaissons bien, Monsieur Le Pen connaît bien : voici l’histoire de la famille kurde à laquelle je pense chaque fois que le tribun en désigne l’anonyme image à la vindicte publique.
1994 : Les K., furent recherchés par l’armée turque parce que deux frères de Mehmet avaient rejoint la guérilla. Ils y étaient morts. La punition s’acharnait sur les survivants. Mehmet, après avoir subi interrogatoires et tortures, n’avait pas eu d’autre solution que de fuir son village dans la montagne qui, comme des milliers d’autres, était devenu l’objet de représailles répétées visant tout le monde et n’importe qui, le groupe, la famille, les proches, les voisins, dans le seul but, en terrorisant, de vider les maisons où les combattants trouvaient des soins, de l’approvisionnement, des aides. Le village incendié a éclaté, les familles sont parties chacune dans une direction, dans les villes voisines un peu grandes, dans les très grandes métropoles, Diyarbakir, Ankara, Istanbul. La police a continué à les soupçonner, à les menacer. Condamnés à la débrouille au fond de bidonvilles surpeuplés, dès qu’ils purent rassembler assez d’argent pour deux passages, ils sortirent du pays.
Une fois physiquement anéanti, un village dans la vieille société rurale de la région, continue à exister. Ses habitants continuent de dépendre les uns des autres, quand bien même les distances qui les séparent atteignent plusieurs milliers de kilomètres. Cette dépendance est affective, est économique. Ce sont des liens généreux, des liens contraignants. C’est du sentiment, c’est du social. Comme le village réel, celui-ci nourrit, conforte, ordonne, règle, oblige, rassure, recueille. Et cela explique que, pendant cinq, dix ans, à travers d’invraisemblables périples, plusieurs dizaines de familles élargies d’un village d’éleveurs et de bergers des montagnes de l’Anatolie du Sud-Est se sont regroupés en France, dans les grands ensembles périphériques de la même ville. Les uns ont obtenu l’asile politique, les autres non. Ils ont tous vécu la même agression, pris peur, vendu ce qui avait une valeur marchande, cherché des refuges, passé plusieurs années dans la semi clandestinité dans leur pays, avant de payer les passeurs. Ils ont trouvé auprès de leurs proches la solidarité qui leur permet de survivre : beaucoup en attente de régulation ne sont pas autorisés à travailler, plusieurs, de plus en plus chaque année, ont été déboutés.
Respecter les immigrés c’est d’abord refuser de les considérer et de les traiter comme du nombre, en termes de stocks. Entrants, reconduits. Chacune de ces personnes, de ces familles a une histoire.
Du délit de misère à l’accusation de terrorisme
Les histoires de Kurdes que je connais, leur misère, leur immigration, ont quelque chose à voir avec la politique. Avec la politique chez eux, évidemment, en Turquie. Et maintenant avec la politique chez nous, avec notre politique étrangère. Avec la campagne présidentielle.
La rocambolesque perquisition du Centre d’Information du Kurdistan et du Centre Culturel Kurde Ahmet Kaya voisin de la permanence électorale de Nicolas Sarkozy, l’arrestation et la mise en examen de 15 militants poursuivis au motif d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, portent toutes les marques d’une opération de complaisance dans la ligne logique des positions prises par le candidat.
Il en est ainsi de l’engagement de Sarkozy en faveur d’une collaboration plus compréhensive avec les Etats-Unis au Moyen Orient : il est de notoriété publique que le gouvernement Bush, pour résister aux envies de l’armée turque de détruire les forces du PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More repliées dans le nord de l’Irak, cherchent à donner des preuves que son camp s’active à démanteler l’organisation. Les actions menées dans ce sens en Allemagne et en France attestent l’existence d’un plan concerté.
Il en est ainsi de la volonté de Sarkozy de doubler son refus d’accepter la Turquie dans l’Union européenne par une proposition d’étroite association spécifique ouvrant droit à toutes sortes de coopérations renforcées : sans attendre, cette soudaine réactivation de la chasse aux responsables kurdes vient témoigner des avantages que Ankara pourrait retirer de ces offres. Les informations directes détenues par la DST depuis dix ans concernant les activités des personnes poursuivies, montrent bien que l’action d’éclat prend place dans la conjoncture électorale, dans le programme présidentiel.
De ce mal naîtra peut-être un bien. D’autres candidats, dont certains ont déjà demandé la libération des personnes placées en détention, diront alors que leur soutien aux droits culturels et politiques élémentaires des peuples les empêche, indépendamment du jugement porté sur la guérilla, de faire l’amalgame entre une entreprise terroriste et ce qui relève historiquement d’une lutte de libération. Que dans le cadre de ce même soutien, ils se placent du côté, dans les deux camps, de ceux qui se prononcent pour substituer à l’affrontement armé la recherche de solutions politiques conduisant à la paix. Que celle-ci, comme dans toutes les situations qui ont mis fin à ce genre de conflits, suppose l’acceptation de l’amnistie.