Le chemin d’un musicien, auteur et chanteur, s’intéressant aux questions d’ethnomusicologie et de tradition orale, a croisé à plusieurs reprises celui des Amitiés kurdes de Bretagne. Au terme d’un périple au Kurdistan pour ses recherches musicales, il est venu chanter pour les enfants du camp de réfugiés de Fidanlik, dans le cadre de la mission humanitaire finalisée par les AKB. Mais rien n’est simple quand la misère côtoie une misère encore plus grande. André Métayer
La misère n’est pas un voyage, c’est une errance
Ils attendent, assis sur l’herbe rase séparant la voie rapide et l’entrée du camp. Vieillards à chèches mauves, adolescents aux poings serrés, enfants en joggings sales, nouveau-nés dans les bras de leurs mères – peut-être leurs sœurs – hanches brusquées par les travaux des champs ou les coups de crosses ; un peu à l’écart, quelques hommes, barbe dure et noire et la tête dans les genoux… une centaine d’êtres humains que l’on appelle un peuple, qu’on appelle Yézidis, qu’on appelle survivants, réfugiés, migrants mais que l’on n’appelle jamais par leurs prénoms.
Sur la gauche, deux autobus. Ils ont toussé deux cent litres de pétrole – leurs dernières économies – pour l’Irak et la poussière de bord de route, pour aller. Où ? Peu importe. La misère n’est pas un voyage, c’est une errance. Une nuit, dans le courant d’air d’une station service, quelqu’un a entendu « Fidanlik ». Là bas, disait-on, ils seraient accueillis. Le nom du lieu rendait sa flèche au temps. Ils ont roulés. Et ce matin, en descendant du véhicule, la réalité semblait conforme à la description : un camp propre, équipé comme un camping et n’accueillant que les Yézidis. Bien sûr, il est perdu au milieu de la plaine, entouré de barbelés, noyé dans le bruit des camions… mais ici, on peut dormir en sécurité. C’est le premier de tous les rêves.
De ce côté des barbelés, on a retrouvé son prénom
Derrière les buissons et les barbelés, ils aperçoivent un étranger jouant de la guitare. Le rugissement de la route empêche d’entendre les notes. Venant du fond du camp, deux enfants en joggings sales s’approchent doucement. Ils sont comme tous les enfants du monde : timides mais curieux. Plus loin, une jeune femme gonfle des ballons. Quelque chose se prépare, une fête peut-être ? D’autres enfants s’attroupent autour de l’instrument et se bousculent pour toucher les cordes : coudes enfoncés dans les côtes et pousse-toi et attention à la guitare et j’en ai marre, on fait un foot. Un homme, épaules larges et sourire total, organise une file indienne. Chacun son tour, évidemment. Il demande aux plus grands de l’aider pour installer une scène, lesquels rechignent puis acceptent. Cet après-midi, un groupe de musique vient de Diyarbakir pour donner un concert. Il y aura du saz, du ney, de la guitare. La rumeur se répand du côté des tentes. Peu à peu, d’autres joggings sales arrivent en trottinant, suivis de loin par les adolescents, démarche traînante et poings serrés. On installe les enceintes et puis les bancs. C’est bientôt l’heure du petit train. Un responsable sonne la cloche. « Il faut se mettre en rang, les mains sur les épaules ! ». Ils veulent tous choisir leur voisin. Des grappes se font et se défont. « Berfîn ! Dépêche-toi ! » C’est compliqué. Les adultes veulent de l’ordre. « Nishwan ! Dîyar ! » De ce côté des barbelés, on a retrouvé son prénom.
De l’autre, c’est à peine si l’on a un visage
De l’autre, c’est à peine si l’on a un visage. La troupe attend toujours, immobile et silencieuse. Seules trois larges femmes au foulard blanc se sont éloignées pour cueillir, le long du mur d’enceinte, quelques herbes à mâcher. Le portail s’ouvre de temps à autre laissant passer la jeep d’une ONG mais il se referme aussitôt. Un avion passe. Deux enfants toussent.
Ici, c’est la fête
« Au coup de sifflet, le train démarre ! ». Une centaine d’enfants sont maintenant presque alignés. Ils ont des cheveux de terre remuée. Ils sont beaux, comme tous les enfants du monde. Une animatrice venue d’Istanbul pour la journée distribue des masques papillon. Elle siffle. Aussitôt, les grands commencent à courir. A l’arrière, les petits ont peur d’avancer. Le corps du train s’étire par à-coups. Wagon numéro huit, une petite brune trébuche dans son pull bleu. Elle braille, on la contourne, tout se disloque. « Tant pis ! Que chacun avance à son rythme. » Tranchant sur la blancheur des tentes, une décharge de couleur s’en va fourmiller dans les allées du camp. Malgré le désordre, une joie d’ensemble donne le cap. Les masques papillons scintillent au soleil, les paillettes tentant d’offrir la liesse promise sur l’étiquette. Certains l’ont mis à l’envers, d’autres peinent à ajuster cet élastique qui leur serre les oreilles. Les plus gourmands en ont mis deux. Comme tous les enfants du monde, ils veulent être pris en photo. D’autres enlèvent leurs masques car ils ne peuvent plus voir leurs pieds puis se mettent à courir pour rejoindre la locomotive. Dans ce voyage circulaire qui file tout droit vers le goûter, ils tombent, se relèvent, pleurent puis rient puis pleurent sous le regard de leurs aînés qui n’ont pas le cœur à la fête : vieillards à chèches mauves, femmes à foulards blanc. Ils sourient quand même devant la pureté de cet enthousiasme. L’innocence joue son rôle, la vie va de l’avant. Brusquement, la tête de train freine. Les garçons ont couru si vite qu’ils ont raté le stand à maquillage et maintenant, il y a la queue. Ils sont vexés. Les voilà simples papillons entourés de cents visages peints. Les moniteurs font de leurs mieux pour répondre à demande. Les filles choisissent des fleurs et les garçons des Spiderman. Ils achèvent le tour du camp en comparant leurs joues et, un à un, passent devant le portail. Là, quelque chose ralentit.
Ce tableau de visages qui ressemblent à des spectres ressemble aussi à leurs souvenirs. Joggings sales et cheveux de terre remuée. Des deux côtés, on se dévisage en silence. Un masque papillon s’approche des barbelés mais aussitôt, une voix l’éloigne. Ne traînez pas, les enfants, le concert va commencer.
Les musiciens ont profité du défilé pour s’installer sur scène. Ils entament une chanson gaie. Malgré les enceintes, ils peinent à s’entendre jouer. Sur la route, les camions et les chars continuent de couvrir la musique. Pourtant, les enfants écoutent. Ils suivent des yeux les doigts du guitariste, le regard du chanteur. Les organisateurs se mettent à danser, invitent les spectateurs à faire de même mais, comme tous les enfants du monde, ils se déconcentrent, se lèvent et se battent ou réclament un goûter. On distribue de l’eau et des jus de fruits. La gaieté s’affaissant, on organise une ronde, un jeu avec des quilles, un refrain tous en chœur… Et peu à peu, en dépit des camions, en dépit du larsen, en dépit du cri des fantômes et du silence des spectres, quelque chose se passe. Les ballons accrochés aux buissons, le maquillage, la musique et le désordre s’unissent pour faire jaillir un bref instant de la ligne du temps. C’est la fête, même si ce n’est pas l’image que l’on s’en fait.
De l’autre côté de la grille
Du côté du portail, les regards se creusent. L’écho de la fête parvient par bouffée. On devine, derrière les buissons décharnés, un petit peu de joie. Une joie maigre. Une fête concédée d’en haut qui n’a pas, pour se protéger, la démesure des rêves. Les esprits tremblent, des corps se massent contre la grille. Ils crachent et s’écrasent, vont se rasseoir, reviennent avec rage. On va chercher le directeur. L’homme sort de son bureau préfabriqué et s’avance vers le portail. Il n’a ni l’allure ni la conscience du pouvoir. « Le camp est plein, on ne peut rien faire. » Une voix s’élève pour protester. Un soldat arme son fusil.
La détonation recouvre tout : les camions, la musique et les cris. La fête se fige. Les musiciens tournent la tête. Le soldat a tiré en l’air. On range les instruments. Les hommes aux visages de spectres devenus spectres à visages d’hommes réclament à boire et à manger. Dans la panique, on évacue les musiciens et travailleurs humanitaires. « Nous avons si peu ! » dit le directeur à ses hommes, comme pour se dégager d’un doute. L’armée arrive. Une vingtaine de soldats en armes descendent d’un camion blindé et se mettent en rang. Ils tracent une frontière entre les misérables et les affamés.
Quelqu’un a demandé : et les enfants ?
À rebours des adultes, les enfants se sont approchés. Ils sont massés à quelques pas des barbelés. Ils se tiennent par la manche et mâchent sans s’en rendre compte le rebord en plastique de leur portion d’eau minérale. Ils sont comme tous les enfants du monde, muets et fascinés. Depuis le printemps de leurs masques, depuis leurs maquillage de fête, ils regardent ces âmes s’en retourner vers un néant qu’eux-mêmes doutent d’avoir quitté. Comme tous les enfants du monde…
Elie Guillou
Fidanlik – Turquie – avril 2016