Le Tribunal permanent des Peuples (TPP) a tenu les 15 et 16 mars derniers à Paris, à la Bourse du Travail, une session portant sur les violations présumées du droit international et du droit international humanitaire par la République de Turquie et ses agents, qui se seraient rendus coupables des crimes de guerre massifs dans le cadre du conflit armé opposant l’Etat turc aux rebelles kurdes. Le TPP est un tribunal d’opinion agissant de manière indépendante des États et répondant aux demandes des communautés et des peuples dont les droits ont été violés. Le but des audiences est de « restaurer l’autorité des peuples lorsque les États et les organisations internationales ont échoué à protéger les droits des peuples ». Il dénonce les actes portant atteintes aux droits des peuples. Le TPP se compose de personnalités venues du monde entier, garantissant ainsi son indépendance. Les sentences prononcées sont remises à plusieurs instances telles que le Parlement européen, la Cour européenne des Droits de l’Homme, les commissions de l’ONU et autres organisations internationales et régionales. Le TPP fera connaitre sa décision le 24 mai prochain à Bruxelles, lors d’une réunion au Parlement européen. Les membres du Parlement européen seront invités à réfléchir aux initiatives politiques qui découlent des conclusions de la Cour, en particulier sur les mesures de lutte contre l’impunité.
Une accusation lourde, solidement étayée avec des documents et des témoins crédibles
La présente session de Paris a été présidée par Philippe Texier, juge honoraire à la Cour de Cassation de France, expert indépendant de la Commission des droits de l’homme, ancien membre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels du Haut-Commissariat des Nations-Unies aux droits de l’homme, assisté d’éminents professeurs, magistrats, avocats, juristes, connus internationalement : Madjid Benchikh, Luciana Castellina, Teresa Almeida Castro, Domenico Gallo, Denis Halliday et Norman Paech.
L’acte d’accusation contre l’État turc présenté par Jan Fermon, avocat au Barreau de Bruxelles, secrétaire général de l’Association internationale des avocats démocrates (AIDD), a porté en particulier sur les bombardements aveugles dans les quartiers civils, notamment à Diyarbakir, Cizre et Sirnak, les crimes de guerre commis à Cizre, Nusaybin, Sur et Sirnak, le massacre de Roboski, les violences faites contre les femmes, l’utilisation des escadrons de la mort, les exactions des “protecteurs de village” et des JITEM (forces spéciales de la gendarmerie turque), les attentats à la bombe et les crimes perpétrés par l’État turc à l’encontre de la diaspora kurde en Europe et au-delà, sans oublier l’enlèvement en pays étranger d’Abdullah Öcalan. D’anciens membres des forces de sécurité ont aussi témoigné de leurs méfaits dans des opérations dites de “fausse bannière” menées par le gouvernement turc, comme à Semdinli. Depuis 2005 notre site dénonce ces coups tordus qui consistent à faire endosser par l’adversaire un méfait voulu, permis ou couvert.
“Hepsi gerçek” (tout est vrai)
Devant le Tribunal du peuple se sont succédés des témoins qui ont permis de mieux appréhender la problématique. Un exposé historique d’Hamit Bozarslan a resitué la question kurde dans l’histoire de l’Empire ottoman et de la République de Turquie pour qui “la première guerre mondiale n’est pas terminée” et Kendal Nezan, directeur de l’Institut kurde de Paris, a retracé l’exécution programmée de Musa Anter, un intellectuel kurde respecté, un écrivain et journaliste de renommée internationale, assassiné par les JITEM :
depuis la mort subite, et suspecte, du président Ozal, en avril 1993, en pleine période de recherche d’une solution négociée au problème kurde, le parti de la guerre ne cesse de marquer des points à Ankara.
De tous les témoignages, précis et émouvants, nous retiendrons celui d’Eren Keskin qui, interdite de quitter la Turquie, s’est exprimée, par Skype, sur les violences sexuelles systématiques faites aux femmes lors des interrogatoires. Eren Keskin ose parler sans tabous de choses que, par pudeur, les femmes n’osent aborder, même dans le cercle familial.
Nous nous souvenons de sa venue à Rennes, en mars 2009, accompagnée de Rojbin, et de sa conférence au cours de laquelle elle a présenté son livre “Hepsi gerçek” (tout est vrai) un réquisitoire sévère contre l’Etat turc accusé de faire de la torture, du harcèlement sexuel et du viol une arme pour humilier la victime, la forcer à avouer même les crimes qu’elle n’a pas commis, à dénoncer les personnes présentées comme des “terroristes”, même celles appartenant à sa propre famille et à collaborer aux basses œuvres de la contre-guérilla. Eren Keskin fut reçue par Daniel Delaveau, Maire de Rennes et Jocelyne Bougeard, adjointe déléguée aux Droits de la Femme.
Sakine, Leyla, Rojbin n’ont pas été oubliées : l’affaire est relancée
Parmi les différents crimes d’Etat qui ont fait l’objet d’examen par le TPP, le triple meurtre en plein Paris, le 9 janvier 2013, de Sakine Cansız, Fidan Doğan et Leyla Şaylemez, a suscité une émotion particulière. Murat Polat, du Conseil démocratique des Kurdes de France, qui fut l’un des premiers à découvrir l’horreur, a décrit avec beaucoup d’émotion ces instants particulièrement atroces et Nursel Kilic, membre du Congrès national du Kurdistan (KNK), représentante en France du Mouvement international des Femmes kurdes, auteure de ” Agir contre les féminicides”, amie des trois Kurdes assassinées, a retracé le parcours de ces trois militantes, militantes de la cause kurde et militantes féministes. Sylvie Jan, présidente de France-Kurdistan et André Métayer, président-fondateur des Amitiés kurdes de Bretagne, se sont appliqués, au nom de la Coordination nationale Solidarité Kurdistan, à faire comprendre au Tribunal combien les militants français et européens étaient révoltés par cet acte odieux commis sur notre sol. Rojbin, en particulier était connue de tous :
elle était un relais efficace et souriant auprès de tout le mouvement associatif, de la presse, des personnalités politiques et des cabinets ministériels. Cette femme était donc dangereuse : il fallait la faire taire. Le réquisitoire du procureur de la République de Paris le confirmera par la suite : Rojbîn, alors qu’elle gisait déjà au sol, a été achevée d’une balle en pleine bouche.
Nils Andersson, éditeur, fin analyste politique, a resitué le triple crime de la rue Lafayette dans la longue et triste histoire des crimes politiques perpétrés sur le sol français, qui se comptent par dizaines depuis la fin des années 50 :
quand on a un gouvernement ami, on trouve les assassins et les commanditaires et on les juge, mais, dans les autres cas – l’Afrique du Sud, l’Algérie, la Palestine, les Kurdes, les Tamouls… – l’enquête n’aboutit pas. Il n’y a jamais une fin.
Antoine Comte, avocat des familles, a présenté au tribunal, au cours de sa brillante intervention, un certain nombre d’éléments mettant directement en cause l’Etat turc dans l’élaboration et l’exécution de ce triple assassinat : “jamais un crime politique n’a laissé autant d’indices sur l’identité des commanditaires” et de souligner la contribution importante (volontaire ou fortuite) de la presse turque. Il a enfin révélé que des éléments nouveaux, dont la confession d’agents repentis, permettaient de relancer l’affaire et qu’une nouvelle plainte venait d’être déposée.