Le yézidisme, une religion du verbe

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Alors que l’Arménie se prépare à construire dans le petit village d’Aknalij le plus grand temple yézidi au monde, symbole de la modernisation de la foi de cette communauté, le gouvernement turc refuse de considérer les membres de cette minorité comme des réfugiés : seul 500 Yézidis se trouvent officiellement sur son sol aujourd’hui alors que des milliers de réfugiés yézidis trouvent refuge dans des camps comme celui de Fidanlik à Diyarbakir.

Rencontre avec Kico Ebdulle

kico.jpgMinorité confessionnelle dont l’appartenance à l’ethnie kurde est parfois contestée, les Yézidis ont longtemps été appelés “les adorateurs du diable” en raison de la spécificité de leur foi. Bien que monothéiste et reconnaissant l’existence de Jésus et Mahomet, le yézidisme ne fait pas parti des religions du livre : c’est une religion du verbe. Son calendrier compte à ce jour près 6766 années. Il puise ses origines dans les préceptes du mazdéisme (à l’origine également du zoroastrisme), et du sabéisme (un courant religieux judéo-chrétien du Moyen-Orient)[[MENANT Joachim, Les Yézidis : épisode de l’histoire des adorateurs du diable, Encre d’Orient, septembre 2014, p.95.]]. C’est vers Mithra, le dieu du soleil du mazdéisme, que les Yézidis se tournent chaque matin et chaque soir afin d’effectuer les prières quotidiennes. Les Yézidis n’ont ni temple, ni mosquée, les maisons des cheiks leurs servant de seuls sanctuaires. Les massacres à répétition et la transmission principalement orale de l’histoire et de leur culture par les dengbêj[[Les dengbêj sont les bardes, qui dans la tradition du peuple Kurde, racontent et permettent la transmission entre générations de l’histoire et de la culture de leurs peuples.]] ne permettent pas de dater ou de situer précisément l’origine de ce culte ou d’avoir des informations précises sur Sheikh Adi ibn Mustapha, supposé fondateur ou réformateur de la religion yézidie.

Comme les milliers de Yézidis ayant fui Shengal ce 3 août 2014, Kico Ebdulle et sa famille ont d’abord trouvé refuge dans le camp yézidi de Batman, avant d’être envoyé dans celui de Fidanlik, où ils sont établis depuis le mois d’avril 2016. Ancien agriculteur et enseignant, c’est au cours d’un entretien que Kico nous expliquera le fonctionnement social et religieux de la société yézidie.

Nous prions chaque jour au lever et au coucher du soleil. Xwede[[Dieu en kurde kurmanci.]] est notre dieu unique, tout puissant, qui est accompagné de 7 archanges dont Tawûsî Melek[[Plus généralement appelé Taous Malek. Taw signifie soleil et Melek archange en kurmanci. Prenant la forme d’un paon, Tawûsî Melek est représenté avec des ailes sous forme d’un disque solaire.]], désigné par Dieu comme leur chef.

L’adoration de l’archange-paon est à l’origine du déferlement de haine qui s’abat sur les Yézidis depuis des siècles. Les Kurdes musulmans, les Arabes, les Ottomans… tous ont cru voir dans l’adoration de Tawûsî Melek la vénération du diable, puisque dans l’Islam, Iblis, le diable, prend également l’apparence d’un paon.1-dsc06688-1.jpg Pour les Yézidis, l’histoire du monde est celle d’une perle blanche, pure et précieuse, symbole de l’illumination, qui en s’ouvrant donna naissance à l’univers. Xwede invoqua alors l’ange Tawûsî Melek, émanation de la lumière de la création : “Tawûsî Melek ne représente pas le diable mais au contraire l’absence de mal”.

Cette cosmogonie est consignée dans les textes sacrés des Yézidis que sont le livre des révélations (Kitêba Cilwe) et le livre noir (Michefa Reş) qui se transmettent uniquement de père en fils, recensant canons et champs sacrés, mais ne dévoilant rien des rituels ou de l’organisation des cérémonies yézidies.

Notre société est organisée en caste, les Sheiks et les Pirs sont les religieux qui enseignent et font pratiquer la religion aux Murids, les fidèles. Il existe également des sous-castes, représentants des fonctions religieuses précises comme les Fakirs ou les Koçaks. Nous partageons les mêmes lieux de culte et nous prions tous au même moment mais il est impossible de se marier avec une femme d’une caste différente, tout comme il est impossible pour un étranger de devenir yézidi. Chaque famille a son Pir et son Sheik à qui ils donnent chaque année une somme d’argent. La somme n’est ni fixe, ni obligatoire mais c’est un échange pour les remercier de leurs prières. Il n’y a pas de distinction sociale, nous vivons tous ensemble.

Le système de caste dans la société yézidie rempli principalement une fonction religieuse, l’appartenance à la caste des Sheiks ou des Pirs n’étant pas un obstacle à l’ascension sociale ou économique des individus.

Le 74° massacre

On estimait à plus de 2 millions le nombre de Yézidis vivant dans le monde au 18éme siècle. Leur principal foyer de population se trouvait alors dans les montagnes de Shingal, là où deux siècles plus tard, des milliers de réfugiés chrétiens, syriaques et arméniens, trouveront refuge face à la barbarie de l’armée turque. Ce sont ces terres-refuges que les Yézidis ont dû fuir par milliers il y a deux ans lors de l’attaque de l’Etat Islamique (EI). Qualifié d’acte génocidaire par les Nations-Unies, il s’agit alors du 74° massacre dont ils sont les victimes depuis 1 400 ans.

Persécutés par les Musulmans et l’empire ottoman, les Yézidis voient leurs lieux de cultes détruits lors de la période d’expansion musulmane des 13 et 14éme siècles et trouvent alors refuge dans les montagnes de Shingal. Les princes kurdes de Shingal se lancent au 18ème et 19ème siècle dans une véritable campagne d’élimination des Yézidis, qui les poussera à trouver refuge encore plus loin dans les montagnes[[Description du massacre du Shingal, voir : MENANT Joachim, Les Yézidis : épisode de l’histoire des adorateurs du diable, Encre d’Orient, septembre 2014, p.157.]]. La politique de persécution des minorités, mise en place par les Jeunes Turcs au début du XXème, visera également les Yézidis et entrainera une grande vague de migration des Yézidis, principalement vers l’Arménie et les Républiques soviétiques où ils développeront une diaspora active et soudée. Les attentats de Qahtaniya et Jazeera, villes yézidies de la région de Mossoul, le 14 août 2007, constituent l’une des séries d’attentat les plus meurtrières de la guerre d’Irak : le Croissant rouge estime à plus de 1 500 le nombre de blessés et 796 morts. L’attaque perpétuée par l’EI en août 2014 constitue l’apogée d’une longue période de tension entre Arabes sunnites et Yézidis : en 24 heures, d’après l’ONU, c’est près de 200 000 personnes qui auraient été jetées sur les routes de l’exode. Le rapport de l’ONU estime à 3 200 le nombre de femmes et de jeunes filles toujours prisonnières des mains de l’EI, à plus de 450 000 le nombre de déplacés et à plusieurs milliers le nombre de morts, des suites de l’attaque ou de l’exode.

Le désespoir d’une diaspora

Il n’existe pas d’estimation précise du nombre total de Yézidis de nos jours et l’attaque de Shingal complique encore plus la situation puisqu’un grand nombre ont fui clandestinement vers l’Europe. On estime à près de 10 000 personnes la communauté yézidie en France et à 50 000 en Allemagne. Ils constituent la minorité la plus importante d’Arménie, soit plus de 35 000 personnes.

La communauté yézidie se trouve plus divisée aujourd’hui que jamais et le positionnement de l’Europe sur la question migratoire met en péril leur existence en tant que peuple, porteur d’une culture et d’une religion préislamique qui a su conserver une grande part de mystère.

Tony Rublon, historien

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