Les femmes kurdes combattent pour une triple libération

Tu nous manques, chère Rojbîn, un tourbillon va et vient dans nos cœurs. Ton visage apparaît sans cesse à chaque coin de ces rues de Paris qui ne sont plus à ce jour que souvenir des temps heureux. Le ton joyeux et convaincu de ta voix sonne à mon oreille et à mon cœur aujourd’hui orphelin. Tu resteras à jamais Rojbîn.

(Hommage de Berfin à son amie Rojbîn).

Impossible d’accueillir Nursel Kiliç, porte-parole du Mouvement des Femmes kurdes d’Europe et membre du KNK – et qui fut durant cinq ans présidente de la Fondation internationale des Femmes libres (IFWF) – sans rappeler, devant celle qui a été une des plus proches amies de Rojbîn (Fidan Dogan), que le souvenir des trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Leyla Saylemez et Rojbîn, assassinées à Paris le 9 Janvier 2013, n’est pas effacé et que nous exigeons toujours que vérité et justice soient faites. Le procès de l’assassin présumé des trois militantes kurdes est fixé au 5 décembre 2016. Il est prévu pour une durée de 10 jours. Mais nous réclamons toujours et toujours celui des commanditaires.

C’est dans un auditorium comble de la Maison Internationale de Rennes que Nursel Kiliç, accueillie par une assistance nombreuse en majorité jeune et féminine, a répondu, mercredi dernier, à l’invitation du Mouvement des jeunes communistes d’Ille-et-Vilaine qui organisait, dans le cadre de sa “Semaine du Féminisme”, une conférence débat intitulée : ” les femmes kurdes, combat pour une double libération”. Les Amitiés kurdes de Bretagne et le Conseil démocratique kurde de Rennes (Amara) avaient été associés à la préparation de la conférence, au débat et à l’accueil de leur amie Nursel Kiliç, connue aussi sous le nom de Berfin.

Interview

Comment s’articulent les luttes féministes au Rojava et plus globalement au Kurdistan ?

Nursel Kiliç :

l’émancipation de la femme kurde ne date pas de 2012, début du combat et de la révolution au Rojava, Kurdistan de Syrie ! Cette émancipation a une chronologie. Pour la femme kurde, elle date de plus de 40 ans. Dans les années 70, la présence des femmes dans les mouvements décisionnaires est à l’initiative de Sakine Cansiz, co-fondatrice du PKK, qui mettra en marche le mouvement de libération des femmes. En côtoyant les femmes, en leur expliquant leurs droits, le nombre de femme dans le mouvement a augmenté dans les villes et les campagnes. Les premières associations de femmes kurdes sont nées en Europe en 1987, à Cologne, avec l’appui de quelques femmes européennes. Pour créer ses propres spécificités propres, le féminisme kurde s’inspire du féminisme universel et de ses figures emblématiques comme Olympe de Gouges, Simone de Beauvoir, Clara Zetkin. Le mouvement des femmes kurdes a tracé son propre modèle d’émancipation après une analyse approfondie de la société patriarcale et une remise en cause de ses codes, de ses normes, de la domination masculine, des inégalités hommes-femmes…

Les femmes kurdes luttent pour une double libération ?

NK :

plutôt pour une triple libération : les violences causées par la guerre, les violences domestiques et psychologiques sont exercées sur elles parce qu’elles sont kurdes, femmes et militantes/combattantes. Abdullah Öcalan a donné toute sa place à la “jinéologie“,selon un nouveau concept qui prend en compte la réalité des femmes et Sakine a été son ambassadrice. Leyla Zana, la première femme kurde députée de Turquie, a été dans les années 90 la figure emblématique du combat pour l’émancipation de la femme et de son peuple. Son geste spectaculaire de prêter serment en kurde, devant la Grande Assemblée de Turquie, lui valut d’être incarcérée durant 14 ans. Il faut aussi rappeler que Sakine Cansiz, à sa sortie de prison de Diyarbakir en 1990, où elle a connue la torture des années noires, a fondé avec d’autres figures féminines combattantes un bataillon de femmes kurdes prêtes à se battre dans un mouvement politique indépendamment des bataillons d’hommes.

Au Rojava, aujourd’hui, on retrouve cette organisation.

NK :au Rojava, les femmes sont présentes dans les structures, les assemblées populaires de femmes et participent au combat face à Daesh avec les YPJ, la branche armée féminine du PYD, principal parti kurde de Syrie. Elles ont mis en place la théorie de rupture du genre : séparation physique et psychologique des femmes par rapport aux hommes pour comprendre les tenants et les aboutissants du patriarcat, pour comprendre comment elles-mêmes reproduisent les mécanismes du patriarcat et pour avancer dans une égalité sociétale réelle.

Le peuple kurde et les peuples présents au Kurdistan (assyrien, assyro-chaldéen, arménien, turkmène, tchétchène, arabe, yézidis, etc.) proposent un nouveau modèle de société où un système de co-présidence insuffle l’égalité de la place de chacun dans la politique de son territoire. Au Rojava, cela s’illustre par la représentation égalitaire et paritaire des femmes et des hommes, des cultes et des ethnicités. Aujourd’hui au Rojava, un père de famille et sa fille peuvent combattre main dans la main sur le même front ! Ce qui n’était pas possible avant ! Des tabous sont tombés au sein de la communauté.

Les femmes kurdes de Turquie sont actuellement en lutte, elles aussi.

NK :

oui, mais dans un contexte différent : le résultat des élections législatives du 7 juin 2015, qui envoya au parlement de Turquie 80 députés du Parti démocratique des Peuples (HDP), était si insupportable pour Erdogan et son palais que les violences d’Etat, qui n’avaient cessé, s’en trouvèrent décuplées. Le peuple réagit fortement en proclamant l’autogestion dans les villes Kurdes. Les médias ont peu parlé des atrocités commises par l’armée turque et la police… des massacres, des viols, des femmes exhibées nues dans les rues… ce à quoi les femmes ont répondu dans la dignité : “notre vêtement, c’est la résistance” a-t-on pu lire et entendre. Aujourd’hui, dans les villes à majorité kurde, on peut mesurer la force des milices civiles, les YPS, où les jeunes femmes sont parties prenantes, mais aussi leurs mères. La population kurde se défend elle-même et par elle-même, mais elle se bat contre une armée d’un Etat, très organisée et équipée. Elle a besoin du soutien de la société civile internationale et des ONG pour défendre ses droits fondamentaux.

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Comment les femmes kurdes exportent-elles ces luttes ailleurs dans le monde, en Europe, en France ?

NK :

le mouvement est organisé en 32 assemblées populaires de femme en Europe, comme ici à Rennes avec l’association Zin[[Zin est une association de femmes kurdes de Rennes qui tend vers l’émancipation et l’intégration de la femme kurde dans la société française par l’apprentissage de la langue française, mais qui tend aussi à promouvoir la culture kurde envers la communauté par la réappropriation de leur langue maternelle chez les enfants de la seconde génération.]]. Au sein de ces associations, il existe des commissions (commission d’organisations de colloques, commission culturelle pour promouvoir les danses, chants et musiques kurdes, commission “diplomatie sociale”…). La commission “diplomatie sociale” établit des liens avec les femmes françaises, avec des femmes issues de l’immigration. C’est dans ce cadre que les femmes kurdes en France ont apportés leur soutien aux femmes djiboutiennes violées par l’armée étatique et actuellement en grève de la faim dans les locaux d’Arcueil de Femmes solidaires. Un bureau des Femmes kurdes pour la Paix existe à Düsseldorf pour promouvoir la paix dans le monde entier depuis 1999, suite à l’arrestation de notre leader Abdullah Ocalan. Un centre de rencontres pour femmes, Utamara, a ouvert à Bonn (Allemagne) en 2007.Ce centre propose des séminaires éducatifs, où l’on vient seul ou en famille pour une semaine par exemple… On peut consulter des psychologues ou des psychiatres également. Les femmes doivent s’émanciper dans l’unique but de s’autogérer. Les femmes combattantes sont aussi actives au sein d’un réseau international féministe et ont des liens avec des femmes du monde entier. Les combattantes ne sont pas le reflet d’un militarisme au féminin mais portent en elles un projet sociétal de justice et d’égalité.

Et la Fondation internationale des Femmes libres (IFWF) ?

NK :

l’IFWF, que j’ai présidée de 2005 à 2012, mène des projets spécifiques. Elle a diligenté une enquête pendant 7 années auprès de différents profils de femmes (femmes au foyer, mères de familles, femmes actives…), dans 5 pays différents en Europe, à Diyarbakir et dans le camp de Makhmur en Irak, l’objectif étant de constituer un guide d’entretien, une méthode de travail pour aider les femmes en souffrance qui souvent ont subi avant de venir en Europe des traumatismes et qui vivent de nouveaux traumatismes liés à l’exil. Elle mène des campagnes de sensibilisation depuis plusieurs années, notamment sur des tabous comme les crimes d’honneur, les lapidations et les peines de mort, sur les crimes passionnels, les mariages forcés et précoces etc. Depuis 2009, une campagne est lancée pour sensibiliser l’opinion sur le féminicide. Diane Russell, écrivaine et activiste sud-africaine dans les années 70, définit le féminicide comme le fait de commettre des crimes en série envers les femmes parce qu’elles sont femmes. Un colloque sur le féminicide a été organisé au Sénat français le 7 janvier 2014 par la Fondation internationale des Femmes libres, la Représentation internationale du Mouvement des Femmes kurdes, Solidarité France-Kurdistan et Femmes solidaires, une année après l’assassinat de Sakine, Rojbîn et Leyla. Ces associations organisatrices ont lancé un appel pour que le 9 janvier soit reconnu comme “Journée internationale de lutte contre le féminicide”. Cette campagne continue.

Laetitia Boursier et Tina Stunic