Région de passage commercial à la croisée des mondes ottoman, arabe et perse, le Kurdistan est longtemps resté une zone contestée durant l’époque médiévale. Face aux expansions territoriales de l’Empire perse à l’est des mont Zagros, le Sultan ottoman réagit et dépêche une armée pour affronter les forces perses en plein cœur du Kurdistan au début du XVème siècle.
La bataille décisive entre les deux empires a lieu en août 1514 à Çaldiran, dans nord-ouest de l’Iran actuel. Les troupes du Sultan Selim 1er, plus fortes en nombre et bénéficiant du soutien de l’artillerie, remportent une victoire éclatante sur l’armée du Shah Ismail 1er. Une frontière est alors définie entre les deux empires et restera à peu de choses près la même jusqu’en 1914. Si les Kurdes combattent des deux côtés, ils se rangent en majorité du côté des vainqueurs une fois la bataille terminée. Car pour administrer et sécuriser les nouveaux territoires récupérés ou conquis au Kurdistan, le Sultan décide de s’appuyer sur les structures tribales préexistantes et les souverains locaux kurdes. Cette politique intérieure ottomane tranche avec celle menée par le pouvoir impérial perse.
En effet, celui-ci met de côté les leaders locaux (kurdes ou autres) pour nommer des gouverneurs perses. Cette différence de traitement des élites locales explique en partie le ralliement kurde à la cause ottomane malgré une proximité linguistique et culturelle plus évidente avec le monde perse. De même, l’appartenance commune au sunnisme des Kurdes et des Ottomans ainsi que la puissance militaire déployée par ces derniers lors de la bataille de Çaldiran ont sans doute joué un rôle dans cette prise de position majoritaire chez les Kurdes en faveur du Sultan.
Idris-i Bitlisi, l’artisan de l’autonomie kurde
Conseiller de Selim 1er, le Kurde Idris-i Bitlisi est mandaté par la Sublime Porte (l’Empire ottoman) pour négocier avec les élites kurdes les conditions de leur intégration durable à l’Empire ottoman. Durant plusieurs années, il négocie au cas par cas avec les émirs kurdes, chefs traditionnels de clan ou de tribu. Il en confirme certains dans leurs fonctions tandis qu’il en réinstalle d’autres au pouvoir, évincés de celui-ci par le Shah perse lors de ses conquêtes. Seize émirats (ou principautés) kurdes sont ainsi créés et couvrent plus 30% du Kurdistan au sein de l’Empire ottoman. Pour administrer et sécuriser ses frontières orientales, le Sultan met en place une décentralisation forte au Kurdistan qui sera plus tard qualifiée d’”exception kurde”.
Les principautés jouissent d’une large autonomie et le caractère héréditaire du pouvoir est garanti par l’Empire ottoman. Sa domination ne s’exprime qu’à travers deux éléments : la collecte de l’impôt (dont sont exempts certains émirats) et la levée de contingents armés lorsque le Sultan en exprime le besoin. Pour le reste, les émirs sont libres de gérer leurs affaires comme bon leur semble. Le système politique féodal soutenu par le Sultan permet aux souverains locaux kurdes d’exercer un pouvoir comme ils n’en ont jamais eu.
Plutôt que d’exercer un pouvoir direct sur des régions historiquement instables et difficilement contrôlables, Selim 1er a décidé d’en confier la gestion et la sécurité aux élites kurdes en renforçant leur pouvoir. Réputés pour leur ardeur au combat, les Kurdes défendent avec efficacité les marches de l’Empire ottoman, ce dont se félicitera le successeur de Selim 1er, Soliman 1er : « juste comme Dieu, soit-il loué et exalté (…) que le Kurdistan agisse en protection de mon empire comme une protection contre la sédition du démon Gog de Perse (le Shah perse chiite). »
Un équilibre fragile
Cette autonomie des principautés kurdes vis-à-vis de la Sublime Porte perdurera jusqu’au XIXème siècle. Néanmoins, les relations entre l’Empire ottoman et ses vassaux kurdes resteront toujours fluctuantes et variables d’un émirat à l’autre. Pour élargir leurs pouvoirs, les émirs kurdes n’hésitent pas à jouer de leur position frontalière entre les empires perse et ottoman et des rivalités qui les animent pour satisfaire leurs ambitions personnelles. Si les Kurdes Mokri aident l’Empire perse à conquérir Bagdad en 1623, ce sont 40 000 Kurdes issus d’autres émirats qui conduisent le siège ottoman et la reconquête de la ville 15 ans plus tard… Le pouvoir ottoman sur les principautés kurdes est tellement diffus que l’Empire ottoman doit faire face à plusieurs soulèvements et actes d’insubordination des émirs kurdes durant ces trois siècles. Ceux-ci surviennent généralement autour des questions de succession et de taxation fiscale que le Sultan n’hésite pas à réprimer par la force.
Les relations entre les émirats, bâtis sur une structure tribale, peuvent s’avérer conflictuelles. Les limites frontalières étant mouvantes, chacun essaie d’étendre le territoire qu’il administre au détriment de l’autre. Les antagonismes hérités du passé sont parfois lourd et le contrôle commercial des routes de la Soie est un enjeu régional majeur que se disputent les émirs. Aucune mesure de l’Empire ottoman ne saurait être prise sans leur accord explicite. Localement, ils s’appuient sur une stratification verticale du pouvoir pour asseoir leur autorité sur des populations qui vivent essentiellement de l’agriculture et de l’élevage. Les émirats de Bitlis, de Hakkari, du Bohtan ou encore du Soran compteront parmi les entités les plus puissantes avant la fin de l’âge d’or de l’autonomie kurde, incarnée par la reprise en main ottomane des affaires locales au Kurdistan au XIXème siècle.
Les tanzimat signent la fin de l’autonomie kurde
En déclin sur la scène internationale, affaibli et contesté à l’intérieur de ses frontières, l’Empire ottoman entreprend une modernisation structurelle de son organisation administrative et sociétale. Deux séries de réformes sont proclamées par Sultan en 1839 et 1856, les tanzimat. Signifiant “réorganisation” en osmanli, les tanzimat sont une réponse aux offensives économiques et militaires des puissances européennes. En rationnalisant et en modernisant son empire, le Sultan espère retrouver sa puissance perdue. Cet effort de centralisation ottoman sera connu comme la deuxième conquête ottomane du Kurdistan, initiée par Mehmet II. Dans les années 1830, il envoie Rashid Muhamad Pasha renverser les émirs kurdes, supprimer les principautés et rétablir le contrôle direct de l’Empire ottoman sur cette partie de son territoire. De nombreux émirats sont soumis mais l’un des plus puissants, celui du Bohtan, résiste. Bedîr Khan en est le chef dont la capitale repose à Cîzre. Il profite de la situation chaotique créée par l’expédition militaire ottomane pour étendre son territoire, affermir son pouvoir et créer un émirat quasi-indépendant qui frappe même sa monnaie entre 1844 et 1846. Il tente de rallier d’autres émirs kurdes à sa cause, en vain. Une seconde campagne militaire ottomane le renverse et marque la fin des principautés kurdes autonomes sous l’Empire ottoman. Les anciens émirats kurdes sont alors directement administrés par des gouverneurs ottomans.
La menace militaire russe qui s’empare d’Erzurum en 1829 et la forte présence de chrétiens dans les régions kurdes que la Sublime Porte perçoit comme naturellement alliés à l’envahisseur russe, pousse le Sultan à vouloir récupérer directement le pouvoir concédé aux émirs kurdes il y a plus de trois siècles. La faiblesse du sentiment national kurde et d’appartenance collective a facilité la reprise en main du pouvoir ottoman au Kurdistan. L’éclatement du tissu social engendré par l’éviction des leaders kurdes locaux entraîne une longue période d’instabilité au Kurdistan et la modernisation de l’Empire ottoman ne lui permettra pas d’éviter sa disparition à la fin de la Première Guerre mondiale.
Azad Kurkut
Paru le 15 mai 2018 sur Roj Info