En complément des informations apportées au début du mois par Olivier Piot et Julien Goldstein et à ceux qui voudraient découvrir « qui sont les Kurdes de Syrie ? » aussi par la littérature, la lecture du roman de Fawaz Hussain est une des meilleures introductions que je connaisse.
Fawaz Hussain est un écrivain français d’origine kurde. Il est né en Syrie en 1956. Il a grandi dans la villette d’Amoudè, sur le fleuve Daré, un affluent de l’Euphrate. Au terme d’une enfance et d’une jeunesse qu’il raconte dans Les sables de Mésopotamie (publié en 2007 aux Editions du Rocher), sa candidature acceptée par l’Université de Bordeaux, il arrive en France, pour y faire des études de Lettres, qu’il poursuivra en Sorbonne, avec l’intention, un « aller simple » en poche, d’y rester.
Les sables de Mésopotomie progresse à travers les temps forts de la croissance du narrateur, depuis la petite enfance jusqu’à ses vingt ans. Chaque chapitre est introduit à la manière des feuilletons d’autrefois par un bref énoncé de ce que l’on va y trouver.
Ainsi du Chapitre Sept
dans lequel il est question de deux conteurs exceptionnels qui apprennent à l’enfant narrateur à aimer une langue maternelle considérée par les autorités comme un vulgaire patois et d’un nouvel ami qui fait son apparition pour remplacer ceux obligés de partir ou de grandir trop vite…
Ainsi du Chapitre Quatorze
dans lequel il est question des camps de formation idéologique où l’on apprend aux jeunes à servir aveuglément le pouvoir en place. Il est également question de la découverte de l’amour sous son aspect vénal et impossible et surtout d’un rêve qui se déroule dans une ville qui manque d’électricité.
C’est le ton du roman, immédiat, railleur, truculent, sociologiquement incisif.
Portraits, historiettes, contes et chroniques naissent des curiosités, sentiments, savoirs propres à chaque âge. Et chacun de ces filtres, de ces regards, passe au tamis les mêmes grands thèmes.
L’asservissement.
Le récit s’inscrit dans la succession des régimes traversés par la lignée de son clan, « les Hasso Gabari ». Le pouvoir ottoman. Le mandat français. La république et ses coups d’Etat qui débouchent sur la dictature des el Hassad, du parti unique et de l’armée.
Sous la plume de Hussain, ce n’est pas un cours d’histoire. On découvre les persécutions que cette succession de systèmes a fait subir aux Kurdes à travers les souvenirs des parents, des grands parents, des arrière grands parents. Un aperçu sur 1937 :
l’armée française s’était servie de son aviation pour bombarder Amoudé et des villages dont Tell-Habash, celui de mon grand-père maternel…contre des paysans armés de pioches et de sabres et de quelques fusils rouillés. Ces hommes refusaient de payer les impôts que les mandataires réclamaient sur leurs maigres récoltes de blé. Amoudé fut pillée, saccagée, incendiée…
Enfant, voici comment il perçut la visite de l’agent du fameux recensement de 1962 qui eut comme résultat de priver de tous leurs droits civiques des centaines de milliers de Kurdes de Syrie :
J’étais en classe de CP, quand un monsieur ne parlant que l’arabe et tenant un gros cahier dans la main frappa énergiquement à la porte de notre maison… Il ressemblait aux membres des services secrets et des investigations qui conduisaient nerveusement les véhicules de l’Etat et qui soulevaient des nuées de poussière et de frayeur…
Les fléaux
de la pauvreté, de l’analphabétisme, des mariages consanguins et imposés, dans ces contextes oppressifs, loin de régresser, se sont aggravés, de même que les survivances héritées de l’organisation et des mœurs traditionnelles tribales qui, elles aussi, s’opposent à toute émancipation collective et individuelle :
Mon père n’envisageait aucune modification dans l’ordre instauré par les anciens. Il comptait prendre quatre épouses, avoir beaucoup d’enfants mâles pour défendre les intérêts du clan.
Sa mère, elle, va gagner la ville avec son fils pour échapper au carcan de la polygamie. Le poids ce ces institutions ne conduit pas l’auteur à dresser un tableau dépourvu de couleurs plus gaies. Il y a les lumineuses amitiés avec les copains. Il existe au sein de ces grandes familles une diversité de destins, où l’enfant puise ses modèles, se construit : l’oncle moderniste, la tante indépendante. La tendresse des liens affectifs intergénérationnels éclate à tous les moments de la vie.
Les communautés.
Les Chrétiens – syriaques, assyriens, arméniens – les Bav-fileh (arméniens qui s’étaient défaits de leur christianisme pendant les années noires du génocide), les Yiézidis, autre fraction de Kurdes adeptes d’une forme d’islam mâtiné de zoroastrisme, de christianisme et de judaïsme ; les Arabes bédouins, d’autres Arabes encore. Le chapitre six est un petit chef d’œuvre d’ethnologie enfantine, qui souligne finement les recoupements entre les appartenances ethnico religieuses et les positions sociales, qui épingle sans tabous les représentations malicieuses, goguenardes, cruelles que les groupes, dans la coexistence, pacifique jusqu’à ce que les pouvoirs s’en mêlent, se font les uns des autres.
Les frontières.
Décidées par les puissances occupantes, dont la France, elles ont séparé les familles :
A quelques kilomètres de nous, la tombe du grand-père de mon grand-père se trouvait dans un pays étranger. Elle nous était inaccessible à cause des champs de mines, des barbelés et des hommes armés jusqu’aux dents qui surveillaient les Kurdes, leurs moindres murmures, leurs plus infimes mouvements revendicatifs.
La langue.
La même langue des deux côtés du tracé arbitraire de la séparation. La langue maternelle, paternelle, la seule parlée dans la famille, la langue des mythes, des contes aussi où s’enracine la poésie de l’auteur.
Le kurde n’était enseigné dans aucun établissement scolaire de la région. … il n’y avait pas de manuels scolaires en kurde … notre avenir ne dépendait que de notre volonté de nous débarrasser du kurde comme on le fait avec les poux et les vieux haillons.
Les langues devrait-on dire : l’arabe par obligation, le français par amour.
C’est un des beaux cadeaux de l’immigration. Confronté aux régimes d’oppression qui l’ont privé du droit de pratiquer sa langue, privé de la liberté d’expression, le désir de Fawez Hussain de se la réapproprier s’en est trouvé décuplé, pour l’honorer, s’en servir, et à travers créations et traductions, mêler la part d’imaginaire présente en elle seule aux beautés que toutes les autres ont en propre.
Fawaz Hussain a aussi tiré de son expérience professionnelle d’enseignant un récit succulent, Prof dans une ZEP ordinaire (Ed. Le Serpent à Plumes, 2006). Traducteur, il a également publié, en Suède, dans sa langue maternelle, l’Etranger de Camus, le Petit Prince de Saint-Exupery. Et du kurde il a traduit en français le grand roman de Mehmet Uzun, Siya Evînê, La Poursuite de l’Ombre (Ed. Phébus, 1999).
René Péron