Tout gouvernement totalitaire veut maitriser l’information et, pour ce faire, RT Erdogan, chef d’un gouvernement de plus en plus liberticide, a fini par convoquer les patrons de presse pour leur signifier les risques qu’ils encouraient s’ils enfreignaient ses ordres. La pression sur les journalistes se fait plus massive : plus de cent journalistes, dont une vingtaine de chefs de rédaction et patrons de presse, sont aujourd’hui sous les verrous, parmi lesquels l’éditeur Ragip Zarakolu, connu pour ses publications sur la question kurde et le génocide arménien,, et détenu depuis le 28 octobre 2011. Le procureur a requis contre lui une peine de 10 ans d’emprisonnement. On ne peut oublier non plus la cinquantaine de journalistes assassinés depuis 1990. On ne peut oublier Hrant Dink, rédacteur en chef du journal Agos, assassiné en janvier 2007, ou Kasim Ciftci, propriétaire du journal “Hakkari Province Voice” tué en septembre de la même année.
La mise sous tutelle de l’information passe aussi par le verrouillage des réseaux sociaux. C’est ainsi que la direction générale des télécommunications de Turquie a banni 138 mots de l’Internet en avril 2011, causant ainsi la fermeture, selon le quotidien Hürriyet, de dizaines de milliers de sites internet turcs. Après avoir interdit l’accès à YouTube pendant de longs mois, c’est le tour des blogs de la plate-forme Blogger à laquelle les internautes de Turquie ne peuvent plus accéder.
Enfin, dernière nouvelle, le journal kurde Özgür Gündem vient d’être suspendu par la 14ème Chambre de la Cour d’Assises d’Istanbul pour avoir publié la déclaration commune du parti kurde BDP et du DTK (Congrès pour la Société démocratique) : “la voie à emprunter pour la résolution pacifique du problème kurde”. Özgür Gündem – sa devise étant, c’est tout un symbole, “aucune vérité ne restera dans l’obscurité”- avait déjà payé un lourd tribut avec l’assassinat, entre le 30 mai 1992 et le 14 avril 1994, de huit correspondants et dix-neuf distributeurs, des enfants pour la plupart. Il avait été de nouveau autorisé à paraître en avril 2011 après avoir été interdit pendant 17 ans.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la guerre sans merci que les gouvernements totalitaires, kémalistes hier, islamistes aujourd’hui, ont mené et mènent toujours contre l’insaisissable télévision kurde en exil, vue et écoutée dans 68 pays. “Le seul moyen, pour 40 millions de Kurdes, d’obtenir une information libre et non censurée sur les actualités au Kurdistan” écrit Joël Dutto, conseiller municipal de Marseille, au retour d’une mission d’élus locaux au Kurdistan de Turquie.
Qui pourra arrêter la voix des Kurdes ?
L’histoire de la télévision kurde en exil est répétitive : créée en 1994, MED TV est empêchée de diffusion en 1999. MEDIA TV prend la suite avant qu’elle ne subisse le même traitement en 2004 et qu’elle ne soit remplacée par ROJ TV qui est, comme les autres, poursuivie pour ses liens supposés avec le PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More. Dès le 20 avril 2005, le Conseil danois de Radio et de Télévision avait pourtant débouté la Turquie de sa plainte et estimé que les programmes la chaine de télévision kurde émettant depuis Copenhague “rapportaient de façon normale des informations relatives à des combats entre les guérilleros kurdes et militaires turcs et qu’ils ne contenaient pas des incitations à la haine”. La pression est devenue intolérable quand, en avril 2009, la Turquie a brandi la menace de son veto à la nomination du Premier Ministre danois Anders Fogh Rasmussen au poste de secrétaire général de l’OTAN. Les Etats-Unis ont alors vivement exhorté le Danemark à fermer cette chaîne de télévision kurde qui émet depuis son territoire et qui rend fou de rage le Premier ministre turc. Les Kurdes ont donc servi de monnaie d’échange et un deuxième procès a débuté le 15 août 2011. Mais, nouveau rebondissement le 10 janvier 2012, quand la Cour danoise ne condamne ROJ TV qu’à une simple amende, sans fermeture de la station, au grand dam de la Turquie. “C’est une décision complètement irresponsable, prise en dépit du bon sens” s’est écrié le ministre turc des Affaires européennes, Egemen Bagis.
Eutelsat interdit ROJ TV mais accepte STERK TV et NUÇE TV
Eutelsat s’est donc chargé de lui fermer l’espace satellitaire le 19 janvier dernier au motif qu’il ne voulait pas “être en situation de se rendre complice d’une activité terroriste”. Mais qui peut croire une fable pareille ?
Eutelsat est le premier opérateur européen, une flotte de 28 satellites offrant un espace à 4 000 chaines TV (dont Al Jazeera par exemple) et 1 100 stations radios, diffusant en 45 langues couvrant 150 pays d’Europe, d’Afrique, d’Amérique et d’Asie, avec une audience de 204 millions de foyers. On peut donc s’étonner que ce géant, dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard d’euros, se mêle de cette affaire alors que l’arrêt de la Cour de Copenhague ne lui en faisait pas obligation. On s’en étonne moins quand on sait que le siège d’Eutelsat est à Paris et que le gouvernement français avait, le 6 octobre 2011, promis aux autorités d’Ankara une collaboration active dans la lutte contre les Kurdes qualifiés de “terroristes”.
Pour autant, les affaires sont les affaires et l’espace satellitaire d’Eutelsat s’ouvre à nouveau, non pas à une mais à deux nouvelles chaines de la résistance kurde qui sont les copies conformes des chaines qui les ont précédées. Leurs programmes présenteront aux couleurs du Kurdistan l’actualité en Turquie et dans le monde, avec des reportages et des tables rondes ayant trait à des événements culturels mais aussi politiques et à leurs conséquences au Kurdistan, au Moyen-Orient et à l’international. Leurs émissions seront en langues kurdes (kurmancî et sorani) et turque.
STERK TV (“l’étoile”) a commencé à diffuser dès le 6 février dernier et NUÇE TV (“les nouvelles”) le 4 de ce mois de mars.
Micro-trottoir
Un micro-trottoir, sans être un sondage exhaustif, nous laisse à penser que les Kurdes gardent ce lien très fort qu’ils ont depuis MED TV avec “leur télé”, surtout quand elle leur parle du pays. Plus de la moitié des personnes interrogées regardaient ROJ TV plus de deux heures par jour et leur fidélité sera la même, disent-elles, tant pour STERK TV, que pour NUÇE TV. Aucune préférence, à cet instant, ne se dégage pour l’une ou l’autre, considérées toutes les deux comme la suite de ROJ TV dont les ex-journalistes se trouvent notamment à NUÇE TV. Les reportages sur la situation au pays et les débats politiques semblent devoir les passionner au premier chef et les deux chaines leur donnent satisfaction. Si la qualité des images semble être appréciée sur les deux chaines, la musique de STERK TV est préférée à celle de NUÇE TV. La nouveauté viendra peut-être de NUÇE TV qui met en place un nouveau format. Son slogan, “le temps de la vérité”, est tout un programme.
André Métayer