100 000 opposants au dictateur Erdoğan croupissent dans les geôles turques. Plus de 70 000 sont kurdes : députés, maires, cadres politiques du HDPParti de la Démocratie des Peuples (Halklarin Demokratik Partisi). More, journalistes, avocats, enseignants, syndicalistes, étudiants. Nous sommes inquiets pour eux. La pandémie du coronavirus continue sa propagation dans les prisons de la Turquie et du Kurdistan du Nord, comme le signale TOHAV (Centre de recherches sociales et juridiques). Cette fondation, souvent sollicitée pour la défense juridique des journalistes détenus en Turquie, est membre de l’Organisation mondiale contre la torture, qui constitue aujourd’hui la principale coalition internationale d’organisations non gouvernementales luttant contre la torture, les exécutions sommaires, les disparitions forcées et tout autre traitement cruel, inhumain ou dégradant. Comme toutes les ONG de cet important réseau, TOHAV répond aux critères exigés d’indépendance, de professionnalisme et de crédibilité. Son rapport sur la propagation du Covid-19 dans les milieux carcéraux contient des informations qu’on peut donc considérer comme fiables et vérifiées :
L’isolement social est impossible en prison
il ne faut pas oublier que les droits comme droit à la vie des individus désavantagés, qui se trouvent dans les milieux carcéraux et qui n’ont pas l’accès aux soins, sont piétinés et continueront à être piétinés durant cette pandémie qui se présente comme un malheur mondial. Nous sommes très inquiets de la possibilité que ces milieux carcéraux où les individus sont entassés les uns sur les autres se transforment en des lieux de tragédie en raison de cette pandémie. En Turquie, il y a 263 centres de détention, 76 centres de semi-liberté, 4 centres pour les enfants, 9 prisons pour femmes, 7 centres de semi-liberté pour les femmes et 7 prisons pour peine dédiées aux mineurs. Nous avons appris lors des débats parlementaires de budget du 01.09.2019 que ces milieux carcéraux abritent 282 730 prisonniers alors qu’ils ont la capacité de n’abriter que 233 194 individus. Nous constatons donc une surcharge des prisons en Turquie. De ces chiffres relatifs au taux d’occupation, nous pouvons déduire qu’il est impossible physiquement de mettre en place des conditions d’isolement social et de propreté pour empêcher la propagation du virus entre individus privés de liberté.
L’exemple de Silivri, prétendue “prison modèle”
Le complexe pénitentiaire de Silivri est l’un des plus vastes d’Europe. Il compte plus de 22 000 prisonniers. Parmi eux, de nombreux journalistes, intellectuels et avocats. C’est dans cette prison de haute sécurité que se sont déroulés les procès indignes intentés en 2012 contre 46 avocats poursuivis pour avoir assuré la défense d’Abdullah Öcalan et en 2013 contre 205 accusés dans le cadre du procès dit “KCK”. Des grèves de la faim de détenus particulièrement déterminés y ont éclaté en 2017 et 2019. Ont été détenus à Silivri Ayhan Bilgen (l’actuel maire de Kars) et le maire destitué de Van, Bekir Kaya, lui toujours en prison. Ont été détenues dans la prison des femmes de Silivri Nursel Aydoğan, députée de Diyarbakır (aujourd’hui en exil en Allemagne), Nihat Akdoğan, députée de Hakkari, aujourd’hui libérée, Selma Irmak, députée de Hakkari et Sebahat Tuncel, co-présidente du DBP, ancienne députée d’Istanbul, transférées toutes deux à la prison de type F de Kandira (İzmit).
Le rapport de TOHAV décrit la situation préoccupante de Silivri, pourtant considérée comme la prison qui a les meilleures conditions de détention parmi toutes les prisons en Turquie :
dans la prison de Silivri, il est supposé que la 5ème section, qui fait partie des 9 sections de type L composant l’établissement, a les meilleures conditions de détention. Nous y trouvons des cellules composées de 7 chambres de 8 m² chacune, d’une salle à manger, d’une cuisine, une salle de bain et de toilettes. Chaque chambre est conçue à la base pour abriter un seul prisonnier mais actuellement dans chaque chambre nous y trouvons 6 lits. Nous pouvons donc dire que dans chaque cellule il y a de 30 à 40 prisonniers. Etant cinq ou six dans une chambre de 8 m² et mangeant à 30 ou 40, nous pouvons parler d’un vrai sureffectif dans cette section de la prison. Il en ressort qu’il est impossible de protéger des prisonniers du virus COVİD-19. Les conditions de vie des prisonniers dans les autres établissements sont malheureusement pires encore. Il est donc impossible, dans de telles conditions, de mettre en place un isolement social nécessaire pour arrêter la propagation du virus.
La paix sociale passe par la justice
Le rapport préconise un certain nombre de mesures : l’adoption immédiate des mesures de protection, la libération des prisonniers pour le respect du droit à la vie, l’égalité de traitement et le retrait des mesures discriminatoires dans la révision du code de l’application des peines. TOHAV pointe au passage une dérive contraire à l’Etat de droit :
nous constatons ces dernières années que l’arrestation est utilisée comme un outil de punition. En raison des décisions abusives et disproportionnées méconnaissant les critères prévus dans la Constitution et le Code des tribunaux pénaux, les individus ont été privés du droit à un procès équitable et notamment de leur droit à la liberté. Il est clair que beaucoup de prisonniers seraient libérés si seulement le Code des tribunaux pénaux avait été justement appliqué. Et de conclure : compte tenu de la situation dans laquelle se trouvent les lieux d’incarcération, il est impossible d’empêcher la propagation de l’épidémie. Il faut donc s’assurer que la proposition de loi portant sur la modification de la loi d’exécution des peines soit à nouveau réglementée à la lumière du respect du droit à la vie, du droit à l’équité et de l’interdiction de toute discrimination.
Le bureau du procureur général de Bakırköy a annoncé que 44 personnes du complexe pénitentiaire de Silivri avaient été testées positives, et que les détenus infectés avaient été mis en quarantaine. Le danger est donc réel. Alors que 90 000 détenus de droit commun, principalement ceux proches des cercles de l’AKPAdalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement), parti islamiste aux mains de l’autocrate Erdogan. More, ont été libérés en vertu de la nouvelle loi de libération anticipée votée par le Parlement, les détenus politiques en ont été exclus, même ceux gravement malades pour lesquels une infection par le Covid-19 risquerait d’être fatale. Cette décision discriminatoire est sévèrement critiquée par Amnesty international :
si toutes les mesures visant à réduire la surpopulation chronique dans les prisons turques sont bienvenues, nous déplorons que la libération de dizaines de milliers de personnes placées en détention provisoire – une mesure qui doit être appliquée uniquement lorsqu’il n’y a pas d’alternative à la détention – ne soit pas envisagée. Les personnes condamnées à l’issue de procès iniques au titre des lois antiterroristes trop vagues en Turquie sont désormais condamnées à courir le risque d’être contaminées par cette maladie mortelle.
André Métayer