Ce 28 mars, Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature en 2006, a été condamné à une amende de 6000 livres turques (730 euros), à la suite d’accusations, une première fois abandonnées en janvier 2006, portées contre des propos tenus dans une interview accordée un an plus tôt à un journal suisse.
On lui reproche la phrase
un millions d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d’autre que moi n’ose le dire.
La poursuite a été chaque fois engagée sur plainte de six citoyens dont l’acharnement est entretenu par Kemal Kerençzi, un avocat ultra nationaliste soupçonné d’appartenance à l’Ergenekon, une organisation clandestine putschiste.
Le tribunal qui le condamne aujourd’hui est le même que celui qui avait la première fois jugé l’accusation infondée. Ce revirement est à mettre en relation avec l’offensive du gouvernement AKPAdalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement), parti islamiste aux mains de l’autocrate Erdogan. More contre la liberté d’expression. En témoignent, d’un côté, le procès ouvert en octobre à Diyarbakir, de l’autre, en ce seul mois de mars, la multiplication des procès, des arrestations, des condamnations de journalistes, d’écrivains, d’éditeurs, ainsi que plusieurs perquisitions au siège d’organes de presse, fouilles d’ordinateurs, vols de manuscrits et interdictions de publication.
“Reporters sans frontières” a dénoncé, tout au long du mois de mars, la recrudescence de ces atteintes. Elles visent, d’une part les investigations indépendantes relatives aux dessous du procès “Ergenekon”, d’autre part les informations relatives aux mouvements kurdes. Rapprochant “l’affaire Pamuk” des autres exactions judiciaires ou policières, leur site titrait le 31 mars “l’acharnement sur les journalistes abordant la question kurde continue” et annonçait
une mission en Turquie début avril, à l’occasion du vingtième anniversaire de la Loi antiterroriste et des rafles de journalistes intervenues ces dernières semaines.
Son œuvre aide à comprendre
Orhan Pamuk a été jugé, au regard de l’article 301 du code pénal, pour “insulte délibérée à l’identité turque”. Son œuvre aide à comprendre ce qui – au cœur du débat et des luttes démocratiques, au-delà cependant des dimensions juridiques susceptibles de fonder l’exercice de ces droits – est en jeu :
Plusieurs de ses romans s’inscrivent dans l’histoire, le passé ottoman de la Turquie. Dans cette veine mon préféré est “Mon nom est Rouge“. La confrontation entre tradition et modernité, l’attraction exercée par les modes de vie, les littératures et les arts occidentaux sur la bourgeoisie intellectuelle, la complexité et la richesse des composantes et divisions de la société turque contemporaine, alimentent sa seconde source d’inspiration. C’est dans ce registre que Pamuk aborde les questions politiques, sans craindre de bousculer les tabous, ceux notamment qui s’attachent au kémalisme, au nationalisme, à l’islamisme, au génocide arménien, à l’oppression des femmes, des kurdes, des pauvres. Une approche politique qui ne s’affilie à aucun discours, aucune organisation, aucun messianisme libérateur, qui relève du génie littéraire, de sa manière de donner au lecteur à ressentir, à comprendre ces dimensions en suivant une histoire, des personnages.
A ce titre “Neige“, qui lui a valu le prix Nobel, vous prend et ne vous lâche pas, comme on dit.
Sa ville est au cœur de toute son œuvre. Il a expliqué dans “Istanbul, souvenirs d’une ville” l’histoire et les raisons de son attachement en mêlant textes et photos, récits d’enfance, récits de famille, érudition tant artistique qu’architecturale et urbanistique, contes et brèves de comptoir… A Istanbul, Orhan Pamuk a, très jeune, saisi que
le mieux était d’être un pont entre deux rives. S’adresser aux deux rives sans appartenir totalement à l’une ni à l’autre dévoilait le plus beau des paysages. Un pont entre l’Europe et l’Asie. Cet idéal a nourri chez lui un soutien enthousiaste à l’adhésion de la Turquie à l’UE.
Alors voir la France devenir depuis bientôt cinq ans le pays le plus franchement opposé au projet a été une grande désillusion et un crève-cœur.
C’est ce qu’il explique dans un long entretien au Guardian que l’on peut lire sur le site du Courrier International.
Sa ville, Pamuk a été contraint de la quitter pour échapper aux menaces de mort dont a été l’objet sa conception de l’identité : multiple, en constante formation, autant à venir que héritée ; ouverte, construite sur l’inclusion, le respect de toutes les croyances religieuses, et aussi de ceux qui n’en ont pas, de toutes les expressions culturelles, enracinées dans des ethnies, des langues différentes, ancrées dans l’émergence et la création de nouvelles formes – aujourd’hui plus urbaines que tribales et paysannes – de nouveaux langages, de nouvelles aspirations. Une identité qui naît de confrontations, d’échanges, de mélanges.
Lire Pamuk
Complètement à l’opposé des conceptions de “l’identité nationale” auxquelles certains, en France aussi, veulent nous assigner, repliées sur l’histoire, sur le territoire, forgées sur l’exclusion, sur le rejet des différences, sur la peur de l’autre.
Il faut lire Pamuk. Son œuvre est éclairante pour la conception des luttes d’émancipation. Je vais me plonger dans la lecture de son dernier roman traduit en français par Valérie Gay-Aksoy et paru cette semaine : “Le Musée de l’innocence”, aux éditions Gallimard, collection du Monde entier.
René Péron