Les Kurdes de Syrie occupent la Une de l’actualité depuis que 123 d’entre eux ont été débarqués sur les côtes corses ; ils ont été rapidement dispersés dans divers Centres de Rétention administrative (CRA) dont celui de Rennes qui a « accueilli » trois hommes et une famille de six enfants.
Il est à noter la formidable mobilisation des Rennais, municipalité comprise, pour les faire sortir du CRA, les aider dans leurs démarches administratives et les entourer de beaucoup d’humanité pour leur permettre de régler, autant que faire se peut, les problèmes de la vie quotidienne. Les associations rennaises et les Kurdes de Rennes, avec leurs moyens, leurs disponibilités, chacun dans sa spécialité, ont répondu « présents » ; des personnes anonymes ont envoyé spontanément des dons. France 3, Ouest-France, France Bleue Armorique, pour ne citer que ceux-là, ont médiatisé l’événement.
Mais qui sont les Kurdes de Syrie ?
Nous avons posé la question à Olivier Piot, grand reporter, et nous publions, avec son aimable autorisation, le reportage qu’il a réalisé en Syrie avec son collègue le photographe Julien Goldstein.
André Métayer
En Syrie, les Kurdes vivent sur un territoire fertile, mais sont privés de droits
Le village est perdu dans les collines qui dominent la ville d’Afrin, au nord-ouest de la Syrie. De sa terrasse, Ardan observe au loin les milliers de silhouettes torturées d’oliviers qui accaparent chaque parcelle de terrain.
Ces arbres sont comme nous, les Kurdes, attachés à cette terre depuis des siècles. Plus au nord, à une trentaine kilomètres, la frontière turque :
J’ai de la famille là-bas, poursuit Ardan, mais il faut un visa. Le passage n’est libre que trois jours dans l’année, pendant le Ramadan.Agé de soixante-deux ans, cet ancien instituteur est né dans cette région prospère où vit un tiers des Kurdes syriens (1,5 million). C’est ici, à Afrin, qu’il a rencontré, au milieu des années 1980, deux exilés de Turquie membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More). Depuis, Ardan lit les journaux et regarde tous les jours les télévisions kurdes diffusées par satellite.C’est bien ce que les Kurdes ont obtenu en Irak, explique-t-il. Nous rêvons tous de suivre leur exemple. Mais en Syrie, nous n’y arriverons jamais. L’Etat est trop puissant.
Un coup de téléphone, une adresse griffonnée sur un bout de carton… Deux jours plus tard, nous sommes discrètement reçus par une amie d’Ardan à Alep, la deuxième ville du pays. Comme à Damas, les familles kurdes y sont concentrées dans un unique quartier : Cheikh Massoud. Assise dans le séjour de son modeste appartement, Rojda, la quarantaine, mère de cinq enfants, fulmine contre le régime.
C’est une véritable dictature ! Depuis l’indépendance (1946), les Kurdes n’ont aucun droit dans ce pays ! Pas d’emploi dans la fonction publique, aucun journal dans notre langue, même nos tombes sont écrites en arabe ! Et tous nos partis politiques sont clandestins. C’est pire qu’en Turquie. Là-bas au moins, les Kurdes ont des députés…
Découragé par le chômage record qui frappe la communauté, le mari de Rojda est allé travailler en Grèce. Il ne revient qu’une fois par an. Quant à la fille aînée de la famille, elle est partie à l’âge de 17 ans pour s’engager dans le maquis du PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More, au nord de l’Irak. C’était en 1996. Depuis, Rojda ne l’a jamais revue.
Nous quittons Alep par la grande route qui file au nord avant de s’incliner plein est, le long de la frontière turque. Pendant des siècles, sous l’Empire Ottoman (1516-1918) comme sous le Protectorat français (1920-1946), cette bande étroite de territoire qui s’étire d’Afrin à Qamishli fut exclusivement habitée par des Kurdes. Mais la présence de l’Euphrate (les eaux du fleuve sont stratégiques pour la Syrie) et la proximité du Kurdistan turc (au nord) et irakien (à l’est) ont conduit Damas à s’acharner sur cette région. Dès 1962, les autorités syriennes mettent en place la fameuse “ceinture arabe”. En quelques années, des milliers d’Arabes venus d’autres provinces de Syrie se voient distribuer des terres confisquées aux Kurdes du nord. Al Bab, Minbej, Abu Qalqal… les noms arabisés des villes et villages que nous croisons portent la marque de cette politique d’émiettement du Kurdistan syrien.
En poursuivant vers l’est, la province d’Al Jazirah s’évase en suivant le cours de l’Euphrate. Au nord, ces terres plates et arides forment une pointe qui s’engouffre entre la Turquie et l’Irak, jusqu’aux rives du Tigre. Dans ce triangle grand comme le Liban où vivent aujourd’hui plus de 700 000 Kurdes, la ville de Qamishli (170 000 habitants) a la réputation d’être le foyer de la résistance kurde. En 2004, un match de football entre une équipe locale et un club arabe dégénère à la suite de provocations. Les émeutes font plusieurs dizaines de morts parmi les Kurdes.
La victoire de nos frères irakiens a chauffé les esprits, dans les deux camps, commente Bayiz, la cinquantaine, écrivain et responsable d’un des douze partis kurdes clandestins de Syrie. En fait, Damas ne supporte pas que des Kurdes aient arraché l’autonomie à moins de cent kilomètres d’ici.
Mais les troubles qui secouent périodiquement la communauté ont des causes plus profondes.
Avant, Qamishli était une ville-caserne et les Kurdes vivaient surtout dans les villages voisins, raconte un commerçant. Avec la confiscation des terres données aux Arabes, la plupart sont venus vivre en ville. Véritable grenier à blé de la Syrie, la région n’a laissé aux Kurdes que les activités du petit commerce pour survivre. Pire, pour beaucoup d’entre eux, la politique de “ceinture arabe” s’est traduite par le reniement pur et simple de leurs droits civiques. En 1962, Damas organise un recensement dans la province. Près de 120 000 Kurdes sont déclarés “ non enregistrés ” ou “ étrangers ”. Transmis d’une génération à l’autre, ce statut d’ “ apatride ” touche aujourd’hui près de 400 000 kurdes. En brandissant son livret militaire daté de 1951, Ahmed s’emporte :
Je suis né en Syrie, mes enfants aussi, mais en nous refusant la nationalité, on a fait de nous des moins que rien. Personne dans ma famille ne peut voyager, posséder sa propre maison, ouvrir un commerce, aller à l’école publique ou se faire soigner dans un hôpital.
Bayiz nous reçoit cette fois chez lui, à l’extérieur de la ville. Une chambre monacale, décorée de nombreux livres et de quelques photos. Des pages noircies de notes traînent sur son bureau. Plusieurs responsables politiques kurdes devaient nous rejoindre.
Ils ont eu peur de vous parler, précise notre hôte. C’est la terreur qui paralyse les Kurdes de Syrie. D’Afrin à ici, nous sommes trop peu nombreux et surtout trop éloignés les uns des autres pour nous unir. C’est sans doute la raison pour laquelle il n’y a jamais eu de guérilla kurde dans ce pays, comme en Irak ou en Turquie. Et ces liens tissés depuis quarante ans avec les partis kurdes des deux grands pays voisins ?
Bien sûr ça nous a aidé, enchaîne Bayiz. Le PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More a beaucoup fait ici. Mais il recrute pour sa propre cause. Quant aux Kurdes irakiens, ils sont trop occupés à gérer leurs affaires. Aujourd’hui, notre salut ne peut venir que de l’Europe ou des Etats-Unis.
Olivier Piot
Photos : Julien Goldstein