Trois animateurs des Amitiés kurdes de Bretagne sont à Lavrio, pour “mettre de l’humain auprès des enfants, au cœur du drame des réfugiés kurdes fuyant Afrin”. Malgré des journées harassantes, ils ont pris la plume, entre deux ateliers, pour nous conter leur quotidien et leur ressenti.
André Métayer
Les ateliers, un moment de partage à travers musiques, poèmes et peintures
Cette communauté à un sens de l’accueil incroyable. Ils n’ont rien et pourtant font en sorte que notre séjour ici soit des plus confortables. Dès les premiers soirs nous partageons nos cultures à travers musiques et poèmes en passant par le français, le grec et le kurde. Une proximité et une facilité de contact qui nous est peu familière, particulièrement avec les enfants. Nous vivons une première expérience des ateliers plutôt mouvementée : nous nous sommes fait-e-s totalement déborder mais l’énergie et l’intérêt sont au rendez-vous. En art plastique, nous partons donc à la découverte des outils à notre disposition. La seconde séance est plus intéressante. Je leur propose de dessiner et colorier leurs camarades au feutre, ou au crayon. Mon attention se fixe sur une petite fille de cinq ans avec qui je prends le temps de placer chaque élément du visage, de choisir les couleurs en fonction de ce qu’elle voit. Elle finit par reprendre instantanément une page vierge pour recommencer avec brio. Le troisième cours fut un sujet collectif permettant de tester de nouveau la peinture, même si pour certain-e-s, l’intérêt se porta plus sur l’eau de nettoyage des pinceaux. Le rendu fut peu convaincant pour les moins de 6 ans, mais leur compréhension des couleurs et la justesse de l’utilisation des outils a indéniablement gagné en finesse. Le cadre, (salle de classe, table, installation préalable) est donc primordial : maintenant que l’attention est captée, l’exercice sera de maintenir leur intérêt aiguisé.
La séance suivante consiste à décorer un masque à base de découpages et de collages. Nouveaux outils, nouveaux supports mais le temps est trop court, ne permettant pas d’installer une difficulté progressive. Mon objectif est alors de restreindre le cadre en énonçant plus de consigne : c’est une réussite ! Ils-Elles se prêtent tous et toutes à l’expérience avec une grande application, l’enjeu est conséquent puisqu’ils vont soumettre leur masque aux regards extérieurs !
Au milieu du cours, une enfant nous quitte : elle part pour l’Allemagne. Retour à la réalité, je reprends conscience de la difficulté de la situation, de leur vie… de tous ces témoignages de vie brisée. Ces ateliers ont beaucoup de sens pour les enfants, pour leurs parents comme pour nous. Nous le ressentons indubitablement : nous rompons avec le poids écrasant de leur quotidien.
Audrey Martin
“Il n’y a rien de plus nécessaire que le superflu”
En préparant ce voyage, ma mémoire m’a redonné cette phrase. Elle vient de la « vita e bella », de R. Benigni, et plus exactement de la bouche du grand-père, l’un des personnages traqués du film. La tourmente de l’Europe nazifiée, toutes les variations épouvantables du thème de la guerre la faisaient résonner avec une légèreté simple et provocante.
C’est habité par son esprit que je voulais offrir de petits jeux de musique à ces enfants réfugiés de notre temps. Ces gamins de Syrie, de Turquie, d’Irak, d’Iran plus rarement, du Kurdistan toujours (pays sans État, étalé sur quatre territoires) allaient-ils rencontrer l’évidence de cette maxime arrogante et mutine ? La guerre des adultes, leur exil laisseraient-ils un champ libre à des émotions d’innocence ? Pour le savoir, je suis arrivé avec trois guitares, des babioles de percussions… et les mains dans les poches, ne sachant, à vrai dire, comment préparer un tel rendez-vous. Les voici devant moi, aujourd’hui, ces petits visages pétillants, souriants pour un rien. « Les enfants se sont les mêmes / à Paris ou à Göttingen » dit la chanson. Ils sont les mêmes dans ce deuxième camp de Lavrio aussi, que la Grèce éternelle et l’Europe humaniste ont installé à l’ombre d’une décharge. Alors ?
Alors il faut commencer. D’abord, un petit rythme avec les mains, le corps, que nous marions à l’une de leurs chansons kurdes (chanson guerrières le plus souvent, et qui résonnent singulièrement par la candeur avec laquelle elles sont interprétées) ; puis un exercice d’écoute de l’autre qui les force au silence. Enfin, quand arrive le temps de la relâche, que je les sens tentés par l’appel du ballon, de la cour et du soleil, je tâche de les faire rigoler, de les reconquérir par mon “petit numéro”. Je vocalise, j’exagère, je pousse la voix. Dieu soit loué, ils rigolent ! Les bases sont posées: nous allons passer quinze jours à taper dans nos mains, à imiter des cantatrices, à gratouiller des la mineurs, à se passer le droit d’improviser avec la voix, à maltraiter des maracas et triturer le tempo… J’en passe et des meilleurs.
Mes consignes sont données dans un anglais d’aéroport que notre amie Lilan, véritable marathonienne (dans ces paysages grecs…) de la traduction tous azimuts, transmet en kurmanji. Les mains, les grimaces me servent de sabir, à l’occasion. Nous nous comprenons. Au cours de ces après-midi de canicule, ils s’écoutent et ils s’entendent, ils osent et ils rechignent, ils s’entraident et se chamaillent : ils font de la musique. Je crois qu’ils en sont heureux. La preuve ? Dès les premiers jours, je me vois promu dans leur petite hiérarchie sociale. Si je marche dans la cour du camp, de petites voix cristallines m’appellent, me reconnaissent : « Mamoste ! » (Maître), « Musiqué » ! Je bombe le torse.
À leur sourire, je vois que la musique a fait son œuvre merveilleuse. J’espère qu’elle restera à leur côté, au cours de ce voyage. Diana, Avesta, Amina, Renas, Ahmet les autres… Je crois qu’ils auront besoin d’elle, de sa force consolatrice, de sa magie, de sa mémoire, de son étreinte savoureuse. Ces enfants, que j’ai le bonheur d’avoir rencontré, qui jouent le soir au ballon sous les photos de şehîd, et dont le périple ne fait que commencer; j’espère que la musique leur garantira, toute la durée de leur exil, une place chaude, disponible, gratuite, où ils seront toujours chez eux.
Serkiftin zarokno !
Ulysse