La Turquie connait depuis une décennie des mutations substantielles. Considérée comme une puissance économique émergente, elle cherche à jouer un rôle central sur la scène internationale. Elle fait désormais figure, pour les occidentaux, de modèle de « démocratie musulmane » afin de déminer l’avenir d’un Proche et Moyen Orient en ébullition. Cette analyse fait pourtant débat. Les orientations programmatiques du parti au pouvoir, l’AKPAdalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement), parti islamiste aux mains de l’autocrate Erdogan. More, sont contestées, les évolutions autoritaires et islamiques inquiètent tandis que les ambitions diplomatiques prennent une tournure velléitaire. L’appui inconditionnel que la France et l’Union Européenne apportent au premier ministre Erdogan devient, dans ces circonstances, inacceptable.
L’AKPAdalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement), parti islamiste aux mains de l’autocrate Erdogan. More est un parti porteur d’un conservatisme social, culturel et islamique. Résolument libéral sur le plan économique, il accélère l’entrée de la Turquie dans la mondialisation capitaliste. Avec des taux de croissance de 8% à 9%, elle a le dynamisme d’une puissance émergente, tirée par des exportations dont la moitié sont destinées à l’Europe. Il reste cependant à évaluer la qualité et la durabilité de cette croissance fortement exposée et porteuse d’immenses inégalités internes.
Un tournant autoritaire
Sur le plan intérieur, un tournant autoritaire, nationaliste et islamique est amplement perceptible.
La liberté d’expression est aujourd’hui bafouée et la désinformation règne partout. Ce pays détient le record du nombre des journalistes emprisonnés : 72 actuellement. Le pouvoir s’acharne contre les médias indépendants tandis que les autres s’autocensurent. La pression est aussi forte aujourd’hui qu’à l’époque des militaires. Pour l’avoir oublié, Nedim Sener et Ahmet Sik ont été incarcérés. Ce dernier a mis en évidence l’infiltration de la police, de la justice, du monde industriel, financier et médiatique par la confrérie islamique de Fethulla Gülen proche du pouvoir.
La Turquie, héritière d’un empire multiculturel, s’est bâtie sur une fiction d’homogénéité niant les minorités. En dépit des promesses de réformes, Erdogan refuse toujours de reconnaitre au peuple kurde ses droits politiques et culturels. L’impasse est totale et la rhétorique devient de plus en plus nationaliste. En 10 ans, 13000 kurdes ont été interpellés pour des activités « terroristes ». Il faut ajouter à cela, la sale guerre que mène l’armée turque en bombardant les bases de la résistance populaire à la frontière irakienne du Kurdistan. L’usage d’armes chimiques contre les militants du PKKPartiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978. More est avéré comme en témoignent les 34 corps de la morgue de Malatya.
La Turquie n’est pas un Etat profondément sécularisé. Il y est difficile d’évacuer la religion du champ social et de la visibilité publique. L’AKPAdalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la Justice et du Développement), parti islamiste aux mains de l’autocrate Erdogan. More canalise les valeurs conservatrices à travers l’Islam.
Ces derniers mois, le gouvernement d’Erdogan a montré son vrai visage. Il intimide les médias, arrête les journalistes et les intellectuels, vampirise l’appareil d’Etat pour éliminer les oppositions, terrorise la société au nom de la lutte contre le terrorisme afin de briser le mouvement d’émancipation du peuple kurde.
Du soft au hard power turc
Jusqu’au « Printemps arabe », la diplomatie turque avait montré à quel point elle avait changé d’échelle, de moyen et de perspective. Mais les mouvements populaires ont modifié la donne laissant la place à des tergiversations permanentes, à des équilibres complexes, à un vrai cynisme, à une arrogance et à une agressivité nouvelle.
Les tergiversations avec la Syrie sont marquées du sceau de l’opportunisme puisque des négociations ont lieu avec l’opposition pour acter le refus d’un Kurdistan syrien autonome. Le projet d’installer à la frontière une zone de sécurité exclusive et d’exclusion aérienne en territoire syrien avec l’appui de l’OTAN servent ses ambitions nationalistes. Il esquisse progressivement une nouvelle opération militaire servant les visées occidentales et aggrave les risques de menace de guerre civile dans ce pays déjà brisé par l’ignominie du régime du clan de Bachar Al Assad. Les liens avec l’Iran procèdent du même pragmatisme. Des opérations militaires conjointes contre les kurdes du PJAKParti pour une vie libre au Kurdistan (Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê), parti kurde en Iran. More ont été menées jusqu’à ses dernières semaines. Cependant, l’accord pour déployer le bouclier anti-missile de l’OTAN sur son territoire suscite la colère de Téhéran et un regain de compétition entre les deux pays. Dans la perspective d’un rapprochement avec la Russie et le Moyen Orient, l’UE cesse d’être un objectif et devient un paramètre. Sous la rhétorique du soft power on voit progressivement émerger un réflexe du hard power lourd de danger pour les peuples en lutte pour leur émancipation.
La politique de la France et de l’UE
Afin de contrecarrer les incidences négatives du refus de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, la France entend pour des raisons économiques, diplomatiques et géopolitiques entretenir des relations fortes avec Ankara et multiplie les signes d’apaisement. Paris s’est déjà lourdement fourvoyé en soutenant les dictatures du Moyen Orient. A l’évidence, Nicolas Sarkozy n’a tiré aucun enseignement des révolutions arabes puisqu’il multiplie les coopérations avec un régime dont les exactions répressives et l’agressivité internationale sont croissantes. Les actions policières contre les militants kurdes sur notre territoire s’amplifient. Des accords d’extradition viennent d’être ratifiés entre le ministre de l’Intérieur Claude Guéant et son homologue turc. Le conflit kurde, les arrestations d’intellectuels et de journalistes font l’objet d’un silence assourdissant dans les médias afin d’étouffer la voix des démocrates.
L’Union Européenne fait preuve du même mutisme. Il est grand temps que le voile se déchire et que l’on cesse de draper la Turquie dans le drapeau de la démocratie afin de mieux tromper les opinions publiques européennes. Il est grand temps que les gouvernements et l’Union Européenne fassent entendre leur voix afin d’obtenir de la Turquie la libération des prisonniers d’opinion, la reconnaissance des droits du peuple kurde et la fin de l’arrogance internationale.
Pascal Torre (Réseau PCF/Kurdistan)